Sur les événements racistes en Tunisie - Contexte et vue d'ensemble

March 18th, 2023 - written by: migration-control.info

Publié originalement en anglais le 6 Mars 2023

Ces dernières semaines, les personnes noires en Tunisie ont été confrontées à une vague répressive d'arrestations arbitraires et de violences policières et étatiques, ainsi qu'à des attaques menées par des groupes civils. Le racisme déjà existant dans le pays s'est aggravé en ciblant les personnes originaires des pays d'Afrique centrale et de l'Ouest. Nous avons rassemblé des documents pour donner un aperçu de la situation actuelle et de son contexte.

Situation actuelle

"Depuis plusieurs mois, une campagne raciste à l’encontre des Subsaharien·nes en Tunisie prend de plus en plus d’ampleur. Le président a lui-même souscrit à ces théories racistes et complotistes et a pointé du doigt les Subsaharien·nes, les accusant d’être des 'hordes' et que l’immigration subsaharienne est une 'entreprise criminelle' dont le but serait de 'changer la composition démographique de la Tunisie.'” Dans le communiqué de presse publié le 21 février 2023 à la suite d'une réunion du Conseil national de sécurité, le président Kaïs Saïed a ravivé de nombreux clichés racistes et xénophobes utilisés par d'autres mouvements fascistes. Il a "ordonné aux forces de sécurité de prendre des 'mesures urgentes'. [...] Un grand nombre d'Africain·es subsaharien·nes, dont le nombre est estimé à 21 000 en Tunisie et dont la plupart sont sans papiers, ont perdu leur emploi et leur logement du jour au lendemain." L'Association des étudiants et stagiaires africains en Tunisie souligne qu'il existe une "campagne systémique permanente de contrôle et d'arrestations visant [l'immigration noire], indépendamment de leur statut, qui n'ont pas leur carte de séjour sur elleux". "Au cours des trois premières semaines de février, au moins 1 540 personnes ont été arrêtées, principalement à Tunis et dans les provinces proches de la frontière algérienne."

La situation est devenue de plus en plus violente au cours des dernières semaines. Outre les forces gouvernementales qui s'en prennent aux Noir·es, on assiste à des "attaques violentes perpétrées par des citoyen·nes qui insultent leurs victimes avec des injures raciales." Les personnes attaquées racontent qu'ielles ont fui "des foules de pogroms composées, selon ielles, de plus de 20 jeunes hommes tunisiens. 'Nous courions littéralement pour sauver nos vies', a déclaré Latisha, qui a crié à son fils de courir plus vite." Des témoignages font état de 'groupes armés' et de viols 'par ces groupes.' Des vidéos de torture circulent sur les réseaux sociaux. "En banlieue de Tunis, un groupe de Subsaharien·nes a été agressé par de jeunes Tunisien·nes qui ont défoncé les portes et mis le feu devant leur immeuble. Des maisons ont été saccagées."

"Tous celleux qui entrent dans la catégorie socialement construite d''Africain·es' - celleux qui ont un emploi ou non, celleux qui doivent suivre des cours à l'université - sont trop effrayés pour sortir de chez elleux, car la violence raciste s'est répandue dans toutes les rues de Tunisie." Une loi de 1968 qui criminalise l'aide au 'séjour illégal' en Tunisie est maintenant appliquée. Patricia Gnahoré explique que "les expulsions ont commencé vers le 9 février, lorsque des messages alarmistes commencent à se propager sur les réseaux : s’ils et elles hébergent des Subsaharien·nes sans-papiers, les propriétaires seraient passibles d’amendes et de peines de prison." Si certaines personnes sont soutenues par des ami·es et des militant·es qui tentent d'organiser leur soutien, beaucoup n'ont d'autre choix que de dormir dehors. Plus d'une centaine de personnes campent à l'Organisation internationale pour les migrations et devant différentes ambassades.

"La Guinée [et le Mali] et la Côte d'Ivoire rapatrient leurs ressortissant· es de Tunisie." "Cependant, de nombreuses personnes vivant en situation irrégulière en Tunisie ont accumulé au fil des années des dettes très importantes, trop importantes pour qu'ielles puissent les payer. Alors que les autorités tunisiennes poussent elles-mêmes les migrant· es à partir, elles s'obstinent à encaisser les sommes dues par celleux qui veulent désespérément partir".

L'Union africaine souligne qu'elle est "profondément choquée et préoccupée par la forme et le fond de la déclaration visant des frères et soeurs africain· es, nonobstant leur statut légal dans le pays." Les événements de ces derniers jours ont fortement affecté l'image de la Tunisie sur le continent africain et au sein de l'Union africaine. En outre, "une conférence panafricaine de l'UA prévue pour la mi-mars à Tunis a été reportée. L'ancien premier ministre sénégalais, Aminata Touré, a même appelé à la suspension de l'adhésion de la Tunisie à l'UA et à l'exclusion du pays de la Coupe d'Afrique."

Solidarité

De nombreuses manifestations ont eu lieu en Tunisie, les manifestant·es dénonçant la violence raciste et fasciste. Le 25 février déjà, "plus de 1 000 personnes ont défilé dans le centre de Tunis pour protester contre ce qu'ielles ont appelé les "ouvertures fascistes" de Saied." "Henda Chennaoui, l'une des principales figures du nouveau Front antifasciste [...] [souligne que c'est] 'la première fois dans l'histoire de la République que le président utilise un discours fasciste et raciste pour discriminer les plus vulnérables et les plus marginalisés.'" Des manifestations devant les ambassades tunisiennes sont organisées dans le monde entier, notamment à Paris, à Berlin et au Canada.

Au Front antifasciste - Tunisie, des militant·es et des associations se réunissent pour organiser le soutien aux Noir·es dans le pays. "Des bénévoles tunisien·nes et étranger·es ont apporté des dons de nourriture, d'eau et de couvertures, ainsi que quelques tentes pour aider les personnes déplacées. [...] [Cependant,] les associations qui collectent des dons [pour les migrant·es] reçoivent des menaces."

Niveau politique

Le président Saïed détourne l'attention de la situation politique et économique du pays. Il a été élu à l'automne 2019 et son style de gouvernement est devenu de plus en plus autoritaire. "Au cours des deux dernières semaines, une vague d'arrestations très médiatisées a secoué la Tunisie, plus d'une douzaine de personnalités politiques, de syndicalistes et de membres des médias ayant été placés en détention pour des raisons de sécurité ou de corruption. Certains ont été arrachés à leur domicile sans mandat ; d'autres ont été jugés par des tribunaux militaires, bien qu'ils soient des civils. Beaucoup sont détenus dans des conditions que leurs avocats qualifient d'inhumaines, entassés dans des cellules avec des dizaines de prisonniers et sans lit." Une loi contre le terrorisme autorise les autorités à détenir des personnes "pour une durée maximale de 15 jours sans inculpation ni consultation d'un avocat."

En outre, "Saïed a neutralisé le parlement et fait adopter une nouvelle constitution qui lui donne un contrôle quasi illimité et rend presque impossible sa mise en accusation."  Cette situation a été précédée et favorisée par une conjoncture très instable dans le pays, car "il y avait une fragmentation croissante au sein du pouvoir exécutif, parmi les institutions de l'État, au sein et entre les partis politiques, au sein de la société civile, et même entre les régions du pays." L'instabilité politique et économique du pays a entraîné un large soutien à sa présidence, qui s'est de plus en plus orientée vers une centralisation répressive du pouvoir.

La déclaration et le développement sont liés à un discours populiste croissant. "La répression de Saïed à l'encontre des immigré· es subsaharien·nes sans papiers s'inscrit dans le contexte de la montée en puissance du Parti nationaliste tunisien, jusqu'alors inconnu, qui met en avant un programme raciste sans relâche depuis le début du mois de février. Le parti a inondé les médias sociaux de théories du complot et de vidéos au montage douteux qui ont encouragé les Tunisiens à dénoncer leurs voisin·es sans papiers avant qu'ielles ne puissent 'coloniser' le pays - le même langage conspirationniste adopté par Saïed."

Niveau économique

La Tunisie "lutte contre une inflation paralysante et une dette représentant environ 80 % de son produit intérieur brut (PIB)." En outre, il y a une pénurie d'aliments de base tels que le riz, ce qui exerce une forte pression sur la population. 'Les Africains' sont utilisés comme bouc émissaire pour expliquer la pénurie de produits tels que le riz. "La crise du riz n'est pas la première fois où des populations racialisées comme 'africains' sont tenues pour responsables d'un désastre social et économique en Tunisie, qui est en réalité une conséquence directe de l'abandon par l'État des communautés marginalisées et des pressions du capitalisme mondial." Cependant, comme les tropes racistes se rattachent à un discours familier, la "répression contre les immigré·es et les opposant·es politiques de Saïed lui a valu les faveurs d'une grande partie de sa base politique ouvrière, qui a subi de plein fouet une grave crise économique."

Les événements actuels semblent avoir déclenché des réactions internationales puisque l'Italie soutient désormais la Tunisie qui "cherche à obtenir un prêt du FMI en raison d'une grave crise économique." Cette situation est explicitement liée aux intérêts frontaliers de l'Europe (voir la section sur l'externalisation et l'immigration).

En fin de compte, ces actions renforcent les dépendances à l'égard de l'Europe et affaiblissent les liens panafricains. "L'incompétence économique de Kaïs Saïed - ainsi que le refus des gouvernements nord-africains de donner la priorité au commerce régional et intra-africain, qui permettrait d'échapper plus efficacement aux diktats du Nord global et de ses mandataires tels que le FMI - alimentent une fois de plus une dynamique qui va à l'encontre de la coopération panafricaine." En fait, les "commentaires du président pourraient également avoir des conséquences directes pour les entreprises tunisiennes, qui se sont de plus en plus développées dans d'autres pays africains au cours des dernières années. Les médias guinéens rapportent que plusieurs grossistes ont suspendu les importations de produits tunisiens. Des importateurs sénégalais et ivoiriens veulent se joindre au boycott."

En outre, selon Human Rights Watch, "au moins 40 étudiant·es ont été arrêté·es jusqu'à présent." Cela aura un impact négatif sur le marché de l'éducation, puisque "[p]our les universités privées tunisiennes, les étudiant·es d'autres pays africains sont une partie essentielle de leur modèle économique."

Ces facteurs pourraient avoir contribué à la déclaration publiée par le gouvernement sur Facebook le 5 mars, tentant de faire marche arrière sur la campagne raciste et relevant son 'étonnement' face à la violence de ces dernières semaines. Outre le fait qu'elle souligne désormais 'l'identité africaine de la Tunisie' et l'importance de la loi anti-discrimination à partir de 2018, cette déclaration annonce des plans visant à renforcer la sécurité juridique des migrant·es africain·nes en Tunisie. Il reste à voir si et comment cette déclaration sera mise en œuvre, "[i]l semble probable que la Tunisie soit désormais également confrontée à une radicalisation considérable de ses politiques migratoires. [...] Cependant, les futures politiques migratoires de Saïed iront probablement au-delà de la vague d'arrestations en cours et ,dans le pire des cas, iront même bien au-delà."

Externalisation et immigration

"Si l'appareil de sécurisation violent de l'Union européenne est en effet responsable de l'oppression et du meurtre des migrant·es subsaharien·nes (et des Tunisien·nes) en Tunisie, l'État tunisien contribue également à leur oppression et à leur meurtre." De nombreuses personnes tentent de se rendre en Europe via et depuis la Tunisie. "Sa proximité avec la frontière extérieure de l'UE a fait de la Tunisie une plaque tournante pour les migrant·es. Les côtes italiennes ne sont qu'à environ 150 kilomètres. La Tunisie a assoupli les exigences en matière de visa en 2015, permettant à de nombreux migrant·es subsaharien·nes et nord-africain·es de s'installer dans le pays et d'y travailler. Les autorités ont souvent fermé les yeux sur des travailleurs·euses sans permis qui économisaient en vue d'un voyage vers l'Europe." Cela rend les migrant·es noir·es très vulnérables à l'exploitation et aux changements de politique.

Déjà avant l'escalade actuelle, les Noir·es étaient victimes de discrimination ; Shreya Parikh a souligné en août 2022 que "les femmes et les hommes subsaharien·nes qui dépendent du marché du travail m'ont parlé d'exploitation persistante et de violence raciale (verbale et physique) sur le lieu de travail." Cette situation est renforcée et favorisée par l'incertitude de la situation juridique. "Dans le cas de la Tunisie, une non-politique d'im/migration est délibérément entretenue par les acteurs institutionnels à différents niveaux (police des frontières, ministère de l'intérieur, agences juridiques privées promettant de s'occuper des formalités administratives) parce qu'il s'agit, entre autres, d'endroits propices à une corruption lucrative." Cette situation affecte surtout les Noir·es. "La plupart des migrant·es subsaharien·nes (comme les migrant·es d'Europe occidentale) entrent en Tunisie en tant que migrant·es légaux en raison des politiques d'exemption de visa de trois mois ; mais l'État tunisien oblige tous les migrant·es à devenir illégaux en refusant de délivrer des documents légaux. Cela signifie que la Tunisie compte également des migrant·es européen·nes vivant 'illégalement'. Mais dans la construction sociale et politique, les personnes à la peau blanche ne rentrent pas dans la catégorie du 'migrant illégal'. Ce sont les personnes à la peau noire et foncée qui sont supposées être illégales et criminelles, comme le montrent clairement les arrestations de migrant·es subsaharien·nes munis de permis de séjour, ainsi que l'absence d'arrestations de migrant·es européen·nes 'illégaux.'"

Les développements actuels doivent être compris dans le contexte de l'externalisation de la frontière européenne. Le Forum tunisien pour les droits sociaux et économiques (FTDES) souligne que "les politiques européennes d'externalisation des frontières ont contribué pendant des années à transformer la Tunisie en un acteur clé dans la surveillance des routes migratoires méditerranéennes, y compris dans l'interception des bateaux de migrant·es en dehors des eaux territoriales et leur transfert vers la Tunisie. Les politiques discriminatoires et restrictives de l'Algérie contribuent également à pousser les migrant·es à fuir vers la Tunisie. Ces politiques aggravent la tragédie humaine des migrant·es dans une Tunisie en crise politique et socio-économique."  Sofian Philip Naceur analyse que "[a]lors que le gouvernement de Saïed continue de jouer le rôle de chien de garde du régime frontalier européen, non sans afficher ostensiblement son intérêt personnel pour le contrôle des migrations, le gouvernement italien sollicite soudain un soutien financier pour les caisses publiques tunisiennes en grande difficulté auprès de l'UE et du Fonds monétaire international (FMI). Un timing intéressant."

Jusqu'à présent, la déclaration du président n'a suscité que des réactions de soutien de la part d'hommes et de femmes politiques européen·nes. L'homme politique français d'extrême droite Éric Zemmour, qui est l'un des principaux partisans de la théorie du complot du "Grand Remplacement", a soutenu la déclaration sur Twitter. Le ministre italien des affaires étrangères, Antonio Tajani, a déclaré lors d'un appel téléphonique avec son homologue tunisien que "le gouvernement italien est en première ligne pour soutenir la Tunisie dans ses activités de contrôle des frontières, dans la lutte contre la traite des êtres humains, ainsi que dans la création de canaux légaux vers l'Italie pour les travailleurs·euses tunisien·nes et dans la création d'opportunités de formation comme alternative à la migration", sans mentionner du tout les violences actuelles. En outre, l'Italie envoie 100 pick-up supplémentaires d'une valeur de plus de 3,6 millions d'euros pour renforcer le ministère tunisien de l'intérieur dans la lutte contre l'immigration 'irrégulière'.

Ou comme le résume Le Monde : "[Les chancelleries] n'ont pas réagi à la charge présidentielle contre les migrant·es subsaharien·nes. Et pour cause : M. Saïed répond plutôt positivement aux appels de l'Europe - et en premier lieu de l'Italie - à mieux verrouiller ses frontières maritimes afin d'endiguer le flux de migrant·es à travers la Méditerranée."

Photo : Felice Rosa - Merci pour votre soutien !