Entre nécessité et interdiction de migrer : un bilan des politiques sénégalaises d’(im)mobilité en 2023
mars 24th, 2024 - écrit par: Ibrahima Konate
Le présent article décrit les entraves à la mobilité internationale et les violations des droits des personnes migrantes au Sénégal en 2023, dans un contexte politique intérieur marqué par une forte régression démocratique et la répression meurtrière de manifestations. Le présent texte a été rédigé dans une période de multiplication des violations des droits humains au Sénégal : des droits liés à la migration – comme le droit à la libre circulation au sein des pays membres de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest –, mais aussi le droit à l’information ou encore celui de manifester. Ces graves atteintes aux droits fondamentaux représentent un danger pour toute la société sénégalaise et mettent en péril le bon développement du pays à l’avenir.
Introduction
Depuis une vingtaine d’années, la liberté de circulation des citoyen·ne·s ·es est bafouée par des politiques sans cesse plus répressives imposées à l’État du Sénégal par l’Union européenne (UE), dans l’objectif clair d’empêcher les migrations dites « irrégulières » vers l’Europe. Il s’agit de stopper la mobilité à la racine en maintenant les ressortissant∙e∙s africain∙e∙s. dans leurs pays d’origine. À cette fin, différents dispositifs d’externalisation des frontières européennes et de lutte contre les velléités de départ ont été mis en place.
De tous ces mécanismes, le plus visible est peut-être l'opération Hera, un outil de gestion navale des flux migratoires lancé en 2006. Coordonnée par Frontex, l’agence européenne des garde-frontières et des garde-côtes, Hera consiste notamment à intercepter des pirogues de migrant·e·s et parfois à les refouler sur les côtes africaines. Alors que le Hera a cessé d'opérer en 2019, le navire espagnol est toujours présent dans les eaux sénégalaises. Mais il ne faut pas oublier non plus les multiples projets financés par le NDICI (Instrument de voisinage, de Développement et de Coopération Internationale) et le FFUE (Fonds Fiduciaire d’Urgence de l’UE en faveur de la stabilité et de la lutte contre les causes profondes de la migration irrégulière, lancé en 2015). Leur but : prévenir les envies et dissuader les tentatives de départ.
L’année 2023 a été particulièrement rude pour la population sénégalaise. Sur le plan interne, les mobilisations en soutien au parti d’opposition Pastef porté par Ousmane Sonko, emprisonné en juillet 2023, ont été violemment réprimées par les forces de l’ordre. On compte au moins 29 personnes tuées lors des manifestations de juin et près d’un millier d’arrestations arbitraires sans jugement. Dans l’histoire récente du Sénégal, jamais la population n’avait subi de telles attaques contre son droit de manifester ou de s’exprimer. Au-delà des libertés individuelles, c’est tout le système démocratique qui s’en est retrouvé fragilisé.
En parallèle, l’année 2023 a battu le triste record du nombre de personnes décédées en migration en tentant de rejoindre les îles Canaries depuis les côtes sénégalaises.[1] La zone atlantique entre l’Afrique de l’Ouest et l’archipel espagnol est devenue la route migratoire la plus meurtrière au monde, avec 6 007 décès selon l’estimation de l’ONG Caminando Fronteras. Ce constat morbide est la conséquence directe de l’intensification des politiques migratoires restrictives, qui entravent davantage encore l’accès aux visas pour la plupart des ressortissant∙e∙s africain∙e∙s. , exclus de facto de l’accès à la mobilité dite légale.
Face à l’aggravation de la situation, il importe d’analyser cette réalité bien souvent détournée ou instrumentalisée à des fins politiques, pour ne pas tirer les mauvaises conclusions. À partir de données de terrain, collectées au contact des premièr∙e∙s concerné∙e∙s aux carrefours des routes migratoires, dans le cadre de mes activités militantes aux côtés de l’association Boza Fii ou dans le cadre de mes recherches personnelles, je propose ici de décrypter les conséquences des politiques migratoires sur les droits fondamentaux des Sénégalais∙es candidat∙e∙s à la migration.
Quand migrer devient une nécessité
Ce qui est bien souvent présenté comme un choix dans les discours officiels des gouvernements et institutions est en réalité un non-choix : personne ne choisit de risquer sa vie pour migrer. Si la population le fait, c’est parce qu’il n’a pas d’autre alternative que de se mettre en danger pour reprendre la liberté de migrer qui lui a été volée. Si les personnes sénégalaises prennent ces risques, c’est parce que l’accès aux autorisations de voyage (visas) leur est refusé, quand les Européen∙ne∙s sont libres de venir à leur convenance sur notre continent. Si les Sénégalais∙e∙s s’embarquent sur des pirogues vers les Canaries, c’est aussi parce que les ressources de leur pays sont pillées par des acteurs économiques extérieurs.
Les personnes sénégalaises dédiées à la pêche qui représentent plus de 17 % de la population active, font face à une raréfaction constante des ressources halieutiques. Ce manque de poissons aggrave la précarité de tous les professionnel·le·s du secteur de la pêche, qui ont de plus en plus de mal à vivre de leurs activités. Pourtant, l’accord de pêche avec l’UE continue d’être renouvelé. Des licences de pêche sont toujours accordées à des bateaux chinois (sommairement maquillés en navires sénégalais) et aucune véritable lutte n’est entreprise contre les chalutiers étrangers, notamment russes, qui pillent illégalement les eaux sénégalaises. Ceci illustre, au même titre que l’accaparement des terres agricoles et l’exploitation des gisements pétrogaziers,[2] de la dépossession des ressources sénégalaises au détriment des populations et au profit de firmes multinationales, aussi dévastatrices sur le plan humain qu’économique et écologique.
Le plus souvent, ces facteurs ne sont pas évoqués dans le discours politique dominant sur la migration. Pourtant, ils sont cruciaux pour comprendre dans quelle impasse se trouvent les personnes sénégalaises qui, privées de perspectives sur place, souhaitent émigrer.
Le coup fatal a été donné par la pandémie du Covid-19 en 2020 puis la guerre en Ukraine en 2022, qui ont porté de rudes coups à l’économie, attisant l’inflation et avec elle la paupérisation. Comme pris au piège, de nombreu∙x∙ses ressortissant∙e∙s sénégalai∙se∙s qui vivaient jusqu'alors de la pêche, de l’agriculture ou du secteur informel font désormais face à un impossible dilemme entre se battre pour survivre sur place ou partir au péril de leur vie dans l'espoir de nouveaux horizons.
Tous les ingrédients sont réunis pour que continue de se creuser le fossé qui sépare la poignée de fortunés du Sénégal du reste de la population, dans un contexte d’inégalités de développement flagrantes entre les zones urbaines et rurales. Sans surprise, ce sont les jeunes et les femmes qui pâtissent le plus de cette situation.
La crise démocratique, nouvelle raison de départ
Au cours de l’année 2023, le souffle nouveau proposé aux jeunes Sénégalais par Ousmane Sonko et le vent d’espoir porté par son discours anticorruption, anticolonial, se sont peu à peu éloignés lorsque l’opposant a été incarcéré, son parti dissous, et sa candidature invalidée pour l’élection présidentielle du 25 février 2024. Si la motivation du mouvement d’opposition est demeurée intacte, force a été de constater qu’en 2023, la vigueur de l’opposition s’est essoufflée sous les coups de la répression gouvernementale.
Les derniers événements de ce mois de mars 2024 marquent toutefois un tournant : Ousmane Sonko et son candidat remplaçant, Bassirou Diomaye Faye, ont été libérés de prison. Si l’élection, qui a été reportée au 24 mars 2024, se déroule correctement, ce dernier a de vraies chances de l’emporter.
Quoi qu’il advienne dans le futur, l’augmentation des départs de Sénégalais par des voies dites irrégulières en 2023 est donc à mettre en lien direct avec la situation globale du pays, guetté par l’instabilité. La crise économique, sociale, politique, et économique ; les violations des droits fondamentaux des personnes ; le durcissement des voies d’accès aux visas ; les accords et les licences de pêche etc. sont autant d’éléments qui alimentent un mécontentement général.
Les autorités répriment l’opposition, les médias et la société civile. Et la promesse du président Macky Sall d’organiser une élection équitable entre en totale contradiction avec le fait que les autorités ont rempli les prisons de centaines d’opposants politiques depuis trois ans. De nombreu∙x∙ses militant∙e∙s ont été emprisonnés pour de simples messages critiques postés sur les réseaux sociaux.
Malgré les moyens investis par les autorités sénégalaises pour intimider et les manifestant∙e∙s, la jeunesse sénégalaise continue de s’organiser et de clamer son désaccord. Il n’en demeure pas moins que pour de nombreux jeunes, l’intensification de la répression politique est devenue une raison supplémentaire de quitter le pays. La période qui a succédé à la condamnation d’Ousmane Sonko à deux ans de prison, début juin, a été marquée par une importante hausse du nombre de départs de migrant·e·s depuis le Sénégal.
En octobre 2023, un jeune Sénégalais de 15 ans, placé dans un centre pour mineurs isolés après être arrivé aux Canaries à bord d’une pirogue au côté de plus de 200 personnes, nous expliquait ceci :« J’ai fait ce sacrifice pour me sauver, pour aller dans un endroit où je pourrais vivre sans peur […]. Après dix jours de navigation, sans rien manger lors du trajet du voyage, j’ai vu la mort de près parce que certains de mes compagnons n’ont pas survécu. Et tout ça pour fuir la folie tyrannique en cours au Sénégal. »[3]
Et ce n'est qu'un cas parmi des milliers d'autres. Durant l’année 2023, la route atlantique a été le théâtre de terribles drames et d’atteintes aux droits humains toujours plus graves. Sur cette route qui relie les côtes d’Afrique de l’Ouest aux îles Canaries, les départs se comptent par dizaines de milliers rien que pour l’année 2023.
Parmi celleux qui ont pu arriver sains et saufs sur les îles Canaries (Espagne), on note la présence d’hommes, mais aussi de femmes, de mineurs et même de bébés. Les femmes et les mineurs s’exposent à davantage de violences encore.
Des chiffres records malgré des milliers d’interceptions
Au Sénégal, l’association Boza Fii a recensé plus de 270 départs de pirogues depuis les côtes sénégalaises en direction des îles Canaries rien qu’entre juin et décembre 2023[1]. Les localités côtières de départ varient : les alentours de Dakar (de Yarakh à Thiaroye, en passant par Bargny et Rufisque), le littoral nord (Gandiol, Saint-Louis, Cayar, Fass Boye), le sud de Dakar (Mbour, Joal, Djiffer, les îles du Saloum) et même la Casamance (Kafountine). Les données collectées par Boza Fii suggèrent que le gros des départs a commencé depuis mi-juin, avec plus de 210 pirogues entre juin et décembre qui avaient à bord 24 256 personnes, dont la majorité originaire du Sénégal. Ces personnes sont arrivées dans les différentes îles du Canaries, réparties ainsi :
- Tenerife : 6 967 hommes, 391 femmes, 455 mineurs, 43 bébés et 43 cadavres, une totale de 7 899 migrant·e·s.
- El Hierro : 12 564 hommes, 458 femmes, 447 mineurs, 20 bébés et 8 cadavres, soit un totale de 13 497 migrant·e·s.
- Gran Canaria : 2 719 hommes, 75 femmes, 15 mineurs, 1 bébé et 14 cadavres, soit un totale de 2 824 migrant·e·s
- Gomera : 36 hommes.
La période de juin à novembre 2023 rappelle le scénario de ce qui a été appelé la « crise des cayucos » (nom espagnol donné aux pirogues utilisées pour les traversées) entre 2006 et 2009. Or, les chiffres de 2023 dépassent ceux de cette époque. L’an dernier, d’après le ministère espagnol de l’Intérieur, ce sont 39 910 personnes qui ont réussi à rejoindre les Canaries depuis les côtes ouest-africaines.
Ce nombre aurait pu être encore plus important si la Marine nationale sénégalaise n’avait pas intercepté 9 141 candidat·e·s à l’émigration au cours des sept derniers mois de l’année.
Notons aussi que le 20 août 2023, 184 personnes sénégalais ont été interceptés par la Guardia Civil espagnole au large des côtes mauritaniennes, puis remis à la marine sénégalaise après quelques jours passés dans le bateau de patrouille espagnol. Selon l’ONG Boza Fii, la DNLT (Division de lutte contre le trafic de migrants et pratiques assimilées, une unité de la police sénégalaise de l’air et des frontières) a identifié 8 de ces migrant·e·s, qui sont désormais poursuivis pour association de malfaiteurs, complicité de trafic de migrants par voie maritime et mise en danger de la vie d’autrui.[4]
Renforcement du cadre répressif: Ces dernières années, les contrôles aux frontières se sont considérablement renforcés en Afrique de l’Ouest, avec le déploiement de garde-côtes et la mise en place de dispositifs technologiques de pointe et de systèmes d’informations automatisés (par exemple le système MIDAS,[5] qui a notamment été implanté au Mali, en Guinée Conakry, au Burkina Faso et au Niger). Ce durcissement nourrit les débats dans le cercle de la société civile attentive à la question du droit à la mobilité des personnes. Maintenu sous pression par l’Union européenne, le gouvernement sénégalais a mis sur pied en 2020 une entité dédiée : le Comité interministériel contre la migration irrégulière (CILMI). Son action, ainsi que celle de la Division de lutte contre le trafic de migrants et pratiques assimilées (DNLT, créée en 2018), sont de plus en plus critiquées par la société civile. Le 27 juillet 2023 à Dakar, dans les salons du luxueux hôtel Terrou-Bi, le Premier ministre Amadou Ba a validé la « Stratégie nationale de lutte contre la migration irrégulière » au Sénégal, un plan d’action transversal couvrant diverses politiques publiques. Puis le 4 août, en pleine crise politique, quelques jours à peine après la dernière arrestation d’Ousmane Sonko, l’Union européenne et le gouvernement du Sénégal ont inauguré le nouveau siège de la DPAF (Division de la police de l'air et des frontières) sénégalaise, financé par l’UE pour un montant de 9 millions d’euros.
Des morts par milliers
Au Sénégal, l’année 2023 a été tragiquement marquée par la mort de plusieurs milliers de candidats à l’émigration ayant perdu la vie en tentant de rejoindre les côtes espagnoles à bord de cayucos. Rien que sur la période du juin à décembre, nous avons pu compter plus 3 176 décès sur la « route des Canaries » au départ du Sénégal, soit plus de la moitié des 6 007 victimes parties des côtes d’Afrique de l’Ouest plus généralement.
L’été n’a été qu’une succession de tragédies. Fin juin par exemple, une pirogue partie de Kafountine avec quelque 200 personnes à bord disparaît en pleine mer. Le 12 juillet, une autre embarcation chavire du côté de Saint-Louis : le bilan est d’au moins 8 morts. Le 24 juillet, une pirogue chavire au large de la plage de Ouakam, à Dakar. Selon plusieurs témoignages concordants, elle était poursuivie par une patrouille maritime quand elle a heurté des rochers. Le naufrage fait au moins 16 morts. Puis le 14 août, une pirogue est retrouvée à 277 km de l’île de Sal, dans l’archipel du Cap-Vert. Elle avait pour destination les Canaries, mais son moteur étant tombé en panne, elle a dérivé de longue semaine. Ayant épuisé leurs réserves d’eau et de nourriture, les passagers ont vécu l’enfer. On a dénombré seulement 38 survivants pour 63 morts.
L’opinion publique sénégalaise s’est profondément émue de ces drames à répétition, largement relayés par la presse nationale et internationale.
Mais il est nécessaire de regarder cette évolution en partant de 2020, année durant laquelle l’augmentation des départs a commencé à s’intensifier, après une décennie « plus calme » sur la route atlantique.[6] En 2020, selon l’ONG Caminando Fronteras, 1 851 personnes sont décédées (ou ont disparu) en tentant la traversée vers les îles Canaries depuis les côtes ouest-africaines. Au total cette année-là, 2 170 personnes ont perdu la vie en tentant de rejoindre l’Espagne : une augmentation de 143 % par rapport à 2019. Cela avait provoqué un mouvement de protestation au sein de la société sénégalaise qui s’était manifesté sur les réseaux sociaux, puis dans la rue.
Fin octobre 2020, dans une série de naufrages, quelque 480 personnes disparaissent en mer en l’espace d’une semaine. Le « Collectif 480 » naît alors du regroupement de différents mouvements sénégalais (Y en a marre, Doyna, Frapp, France Dégage). L’objectif du collectif est de pointer du doigt la responsabilité des gouvernant·e·s dans ces tragédies : les naufrages sont la conséquence directe de l’intensification de la répression des migrations par les autorités sénégalaises et européennes (notamment espagnoles), cumulée à l’octroi de nouvelles licences de pêche à des navires industriels étrangers, alors que la pêche artisanale est déjà au plus mal.
Importation de concepts anti-migration
Aux yeux de la société civile engagée sur cette question, les acteurs politiques sénégalais sont bien trop silencieux au sujet des victimes des frontières. Pire, on a assisté à l’importation au Sénégal de tout un vocabulaire occidental criminalisant les personnes migrantes. On parle de « migrant·e·s clandestin·e·s», de « migrations irrégulière », ce qui renforce encore l’opposition artificielle entre des migrant·e·s perçus comme légitimes et d’autres qui sont considérés comme illégitimes, voire criminel·le·s.
Les organisations internationales ont aussi introduit l’étrange concept de « migrant potentiel », qui désigne les personnes susceptibles de vouloir migrer et qu’il faudrait donc fixer sur place dans leur région d’origine. L’expression « migrants potentiels » est surtout utilisée dans les campagnes de prévention anti-migration menées par des organismes internationaux comme l’OIM[7] (Organisation Internationale pour les Migrations) qui, au lieu de s’attaquer aux causes structurelles (économiques et politiques) des départs, mettent l’accent sur les risques et les dangers des processus migratoires, dans le but de décourager les départs. Il s’en suit une culpabilisation et une stigmatisation des personnes migrantes et de leur famille.
Tous ces termes et concepts criminalisant la migration heurtent de plein fouet des normes sociétales anciennes : au Sénégal, la migration et le droit de circuler font historiquement partie de la culture nationale. La migration y est valorisée socialement depuis longtemps, au point qu’il existe un proverbe wolof professant : Ku dul tukki do xam fu dëkk nexee (« Celui qui n’a pas voyagé ne sait pas où il fait bon vivre »).
Le vocabulaire criminalisant la migration et les pratiques d’empêchement de migrer qui l’accompagnent s’opposent aussi aux normes juridiques de la Cédéao (Communauté des États d’Afrique de l’Ouest), qui garantissent la libre circulation au sein de l’espace communautaire pour tous les ressortissant·e·s des États parties. Tout ceci contrevient également à l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (ONU, 1948) qui stipule que « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien ».
L’émigration criminalisée: Dans la société civile sénégalaise, de nombreux acteurs insistent sur le fait que la loi de 2005,[8] qui criminalise la sortie illégale du territoire a marqué un avant et un après pour les personnes qui se déplacent. Censée lutter contre le trafic de migrant·e·s, cette loi permet en fait de criminaliser l’émigration dite irrégulière depuis le territoire sénégalais, via son article 4 : « Est punie de 5 à 10 ans d’emprisonnement et d’une amende de 1 000 000 à 5 000 000 de francs CFA, la migration clandestine organisée par terre, mer ou air, que le territoire national serve de zone d’origine, de transit ou de destination. »[9]
Que peut-on attendre de l’élection présidentielle de 2024 ?
Initialement prévue pour le 24 février, la présidentielle de 2024 a été suspendue sine die par le président Macky Sall à la veille de l’ouverture de la campagne électorale. L’Assemblée nationale a ensuite décalé le scrutin au 15 décembre, mais le Conseil constitutionnel a annulé ce report. Finalement, l’élection doit se tenir le dimanche 24 mars, si tout se passe normalement. Ce qui est sûr cependant, c’est qu’après les élections, le Sénégal devra faire face à d’importantes questions en termes de respect des droits fondamentaux et des droits économiques.
Nous ne pouvons que regretter que sur les 19 candidat·e·s officiellement en lice, aucun ne s’exprime réellement sur la question des migrations et des violations des droits des personnes migrantes. Ce silence laisse craindre la répétition d’une politique migratoire analogue à celle conduite sous Macky Sall, dans la lignée des politiques européennes : une politique répressive et attentatoire aux droits humains.[10]
À notre connaissance, parmi la diversité des partis en course à la présidentielle, seul le Pastef d’Ousmane Sonko s’est ouvertement positionné en faveur de la liberté de circulation. Mais les mots seuls ne peuvent suffire : si le candidat du Pastef (Bassirou Diomaye Faye) arrive au pouvoir, des actions concrètes devront être mises en œuvre.[11]
Conclusion
Dans la droite ligne de l’OIM et de l’Union européenne, plusieurs acteurs de la société civile sénégalaise ont inscrit la lutte contre les migrations dites « irrégulières » dans leur agenda d’action. Au niveau étatique, le gouvernement de Macky Sall ne cesse d’annoncer le renforcement des mesures déjà existantes dans le domaine. Ces discours et positionnements viennent servir des objectifs politiques sécuritaires et racistes.
En Europe, la migration n’est plus traitée comme une urgence humanitaire, mais comme une menace sécuritaire, utilisée pour justifier l’injustifiable. Ce ne sont pas simplement les « migrations illégales » qui sont ciblées, ce sont les personnes migrantes elles-mêmes qui sont criminalisées, ainsi que les mouvements de solidarités qui les soutiennent. En réalité, on ne leur reproche pas tant ce qu’elles font (migrer), mais qui elles sont (des personnes africaines, noires). L’image du migrant noir est mise au centre du mythe de l’invasion imaginé et craint par les gouvernements européens. Le caractère raciste d’un tel système de pensée n’est plus à prouver : la différence flagrante entre l’accueil accordé aux réfugiés ukrainiens et celui qui est refusé aux exilés du Moyen-Orient et d’Afrique en est une manifestation évidente.
Catalogués comme de grands criminels, les migrant·e·s africain·e·s sont relégués au rang d’« indésirables » dotés seulement de sous-droits et dont la vie peut être sacrifiée. Non, ne sont pas les frontières qui tuent, mais bien les États qui en sont à l’origine : militarisation, collecte des données biométriques, détection infrarouges, drones, fourniture d’armes létales aux garde-côtes et élévation des barrières. Les espaces frontaliers sont devenus des zones de guerre – une guerre déclarée par l’Union européenne.
Les enjeux sont de taille pour le futur gouvernement sénégalais qui sera élu par le peuple dans les prochaines semaines. Car si les torts à adresser à l’Europe sont nombreux, il importe de rappeler que les États africains, et notamment le Sénégal, prennent part à cette entreprise criminelle de diverses façons. En refusant par exemple de faire des recherches effectives des personnes mortes ou disparues en migration, ils manquent à leurs obligations les plus fondamentales. Sur la question migratoire, un changement d’approche radical est indispensable.
Sur le plan interne, pour que justice soit faite, des enquêtes officielles devront être menées sur les violences commises lors des trois dernières années. La loi d’amnistie votée le 6 mars 2024, qui a certes permis de libérer des personnes détenues arbitrairement, doit être abrogée pour que les responsables des meurtres de manifestants aient à rendre des comptes. Il faudra rétablir la liberté d’expression, d’association, de réunion et de manifestation pacifique, assurer à l’avenir des élections libres et équitables.
Il conviendra bien sûr d’œuvrer pour permettre l’accès de tous aux biens et services de première nécessité, mais aussi garantir la liberté de circulation des personnes et de leurs biens au sein de l’espace Cédéao.
Autant de défis à relever pour que le Sénégal puisse assurer le respect des droits de sa population.
Remerciements
Ce texte a été rédigé avec le soutien financier de la Fondation Heinrich Böll Sénégal. Le texte a été édité conjointement par migration.control-info et la Fondation Heinrich Böll Sénégal.
Quelques mots sur l’auteur
Ibrahima Konate est un activiste et un chercheur indépendant qui consacre ses travaux à la migration de l'Afrique vers l'Europe. Il est membre du réseau international Alarm Phone, dont il est l’un des représentants au Sénégal. De 2020 à 2024, il a été secrétaire de l'association sénégalaise Boza Fii. Les recherches militantes d’Ibrahima Konate sont centrées sur les politiques d'externalisation des frontières pratiquées par l'Union européenne et leurs conséquences sur l’accès à la mobilité internationale pour les ressortissant·e-s du Sénégal. Ces sujets d’intérêt actuels concernent en particulier le déploiement de Frontex au Sénégal, et plus généralement les accords bilatéraux entre des États membres de l’UE et des États africains visant à restreindre la mobilité des personnes. Le travail d’Ibrahima Konate cherche à mettre en lumière les défis auxquels sont confrontées les personnes migrantes, avec l’ambition de réfléchir à des alternatives à même d’impulser des changements positifs dans les politiques migratoires, qui pour l’heure visent avant tout à entraver les mouvements des individus de l'Afrique à l'Europe.
Footnotes
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Sans oublier toutes les personnes mortes ou disparues sur les autres routes migratoires.
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En 2023, la mise en exploitation des premiers gisements de pétrole et de gaz au Sénégal a une nouvelle fois été reportée. Le lancement de l’exploitation du champ gazier GTA (Grand Tortue Ahmeyim), situé en mer à la frontière mauritano-sénégalaise, devrait finalement se faire en 2024. Plusieurs compagnies ont remporté les marchés et pourront exploiter ces ressources gazières : la société britannique BP (61 %), la société états-unienne Kosmos Energy (29 %), en partenariat avec les entreprises publiques sénégalaise Petrosen et mauritanienne SMHPM (10 %). Du côté de Sangomar (à environ 90 km des côtes sénégalaises, au-dessus de la frontière gambienne), l’exploitation devrait elle aussi débuter en 2024. Il s’agit d’un gisement offshore contenant à la fois du gaz et du pétrole. Il est contrôlé à 82 % par la société australienne Woodside Energy contre 18 % pour la compagnie sénégalaise Petrosen.
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Entretien téléphonique avec un mineur arrivé aux îles Canaries le 21 octobre 2023 et placé dans le centre pour mineurs isolés d’El Hierro.
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À ce titre, l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) a remis en question la détention arbitraire, par les autorités espagnoles, de migrant·e·s accusés d’être les capitaines des bateaux. C’était en 2022, dans un rapport consacré au trafic de migrants sur la route des Canaries. Ledit rapport reconnaît que dans de nombreux cas, les « capitaines » qui ont pris en charge la navigation du bateau n’ont aucun lien avec les réseaux de passeurs. Il s’agit de personnes simplement parties, comme les autres, sur la route de la migration. Pour plus d’informations, consulter UNODC, « Northwest African (Atlantic) Route - Migrant Smuggling from the Northwest African coast to the Canary Islands (Spain) », 2022.
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Système d’information et d’analyse des flux migratoires (acronyme français : SIAFM ; acronyme anglais : MIDAS). Il s’agit d’un système d’information pour la gestion des frontières (SIGF) élaboré depuis 2009 par l’Organisation Internationale des migrations (OIM). Selon cette dernière, il est « capable de collecter, traiter, stocker et analyser les informations des voyageurs en temps réel et à travers un réseau entier de frontières ». MIDAS « permet aux États de contrôler plus efficacement ceux qui entrent ou quittent leurs territoires, en offrant de surcroît une base statistique fiable pour conduire leurs politiques migratoires ». Par ailleurs au Sénégal, l’aéroport international de Dakar a été équipé dès 2017 du système de contrôle automatisé E-Gates, raccordé aux fichiers d’Interpol.
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Si la route des Canaries s’est réactivée, c’est notamment à cause de la difficulté grandissante du passage par la Libye (route de Méditerranée centrale), par la Turquie et la Grèce (route de la mer Égée) ou par le détroit de Gibraltar. Pour mieux comprendre ces changements de route, lire CQFD, « Sénégal, les pirogues de la dernière chance », avril 2021.
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Exemple de texte dans lequel l’expression « migrants potentiels » est utilisée de manière récurrente : OIM, « Rapport d’évaluation d’impact : Campagne “Migrants as Messengers” (MaM) - L’impact de la communication entre pairs sur les migrants potentiels au Sénégal », 2019.
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Loi n° 2005-06 du 10 mai 2005 relative à la lutte contre la traite des personnes et pratiques assimilées et à la protection des victimes.
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Loi 2005-06, Chapitre II, article 4. Cette loi a été ajoutée dans le droit pénal sénégalais afin de transposer les dispositions du Protocole des Nations Unies contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air du 15 novembre 2000.
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Dans son discours du 8 novembre 2023 par exemple, Macky Sall a dit vouloir « neutraliser » les départs de migrants depuis le Sénégal.
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Diomaye Faye a été élu président le 25 mars. "Des milliers de personnes se sont déversées dans les rues pour fêter l'événement : des enfants ont applaudi sur les épaules de leurs parents, d'autres se sont suspendus aux fenêtres des voitures, drapeaux à l'épaule, en criant : "Nous sommes libres ! "Nous sommes libres ! Le Sénégal est libre !" Devant le siège de Pastef, les gens ont dansé avec des balais pour symboliser l'élimination de la corruption".
Il reste maintenant à voir si le nouveau gouvernement parviendra à défendre les intérêts du peuple sénégalais contre ceux de l'UE.
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