Espagne

Publié juillet 4th, 2020 - écrit par: Carla Höppner

Informations générales

L’Espagne est un pays de l’Union européenne située dans la péninsule ibérique qui compte environ 45.727.200 habitant.es. Pays frontalier de la France et du Portugal, l’Espagne représente les frontières externes de l’espace Schengen vers la Méditerranée de l’ouest. Les enclaves de Ceuta et Melilla – colonies espagnoles sur le sol marocain – ainsi que les îles Baléares dans la Méditerranée et les îles Canaries dans l’Atlantique, au large du Maroc, appartiennent au territoire espagnol. L’Espagne repose sur un système de monarchie constitutionnelle avec à la tête du pays un roi et un premier ministre comme dirigeant du parlement. Après la mort de Francisco Franco en 1975, la dictature est abolie et le pays enclenche un processus de démocratisation. Jusqu’en 2015, les partis populaires, d’une part le parti socialiste PSOE (Partido Socialista Obrero Espanol) et d’autre part le parti conservateur PP (Partido Popular), alternaient la gouvernance du parlement et la formation d’une majorité parlementaire.

Depuis 2011, ces deux grands partis sont remis en cause par une large partie de la société. Au cours d’un processus de politisation de la population, et en particulier de la jeunesse, l’omniprésence de ces deux partis a été vivement critiquée au cours de manifestations et d’occupations publiques. Les critiques se centraient notamment sur les nombreux licenciements et l’augmentation du taux de chômage, conséquences de la lourde crise économique et la politique d’austérité qui en a suivi. De cette lutte politique ont émergé de nouveaux partis, comme le parti socialiste Podemos, ainsi que des administrations régionales socialistes, entre autres à Madrid et Barcelone. L’émergence de ces nouveaux acteurs est venue diversifier le paysage politique espagnol. Les grands partis populaires du PP et PSOE ayant perdu la majorité des sièges au parlement, le gouvernement espagnol a traversé plusieurs crises. Cette instabilité politique a ainsi mené à l’organisation d’élections parlementaires à quatre reprises depuis 2015, sans jamais qu’une majorité ne puisse se dégager. La fin de l’année 2019 a marqué un tournant, avec les discussions entre Podemos et le PSOE pour former une éventuelle coalition. Bien que la coalition soit dépendante du soutien d’autres partis pour former une majorité parlementaire ou voter de nouvelles lois, elle a obtenu une petite majorité des voix au parlement un an plus tard, fin janvier 2020.

Pratique gouvernementale et pertinence des données historiques pour la migration

L’Espagne est l’exemple par excellence des frontières poreuses. Bien que le pays soit depuis les années 1990 un prototype européen de contrôle de la migration aux frontières extérieures, celles-ci n’ont jamais pu être complètement fermées. Autant les flux migratoires, surtout lorsque l’Espagne a été le pays avec le plus grand nombre d’arrivées de migrant.es en Europe, en 2018, que la constellation parlementaire, ont mis en doute la politique et la législation douanière.

Gestion des flux migratoires sous Zapatero et Rajoy

C’est surtout depuis 2004, sous le gouvernement socio-démocrate (PSOE) de Zapatero, qu’une coopération entre l’Espagne, l’Union européenne et le Maroc s’est engagée contre la migration dite illégale, entraînant la mise en place d’une gestion des migrations par l’Union européenne aux frontières hispano-marocaines. Le discours officiel espagnol oscille entre les références au respect des droits humains et l’aide au développement, d’une part, et l’armement des postes-frontières, d’autre part. A l’aide de concessions financières et en facilitant l’obtention de visas, l’Espagne a conclu des accords de rapatriement avec plusieurs pays d’émigration ou de transit. Le premier ministre du parti d’opposition PP, Rajoy, qui a succédé à Zapatero en décembre 2011, a poursuivi cette politique.

Que ce soit en passant par-dessus les grillages de Ceuta ou Melilla, par les voies maritimes vers Malaga, Grenade, Cadiz ou les îles Canaries, les migrant.es empruntant la route de la Méditerranée occidentale continuent de revendiquer leur droit à la libre circulation et s’opposent au système de surveillance des garde-côtes espagnols. 

58.569 Bozas en 2018 ! Des voyageur.euses entrent avec succès en Espagne comme jamais auparavant

Alors qu’un nombre fluctuant de migrant.es arrive en Espagne, le gouvernement se félicite quelque peu ironiquement de son succès dans la lutte contre la migration dite « illégale ». En 2018, l’Espagne redevient néanmoins le pays européen accueillant sur son territoire le plus grand nombre de migrant.es. Ces dernie.res fêtent leur arrivée sur le sol européen par l’exclamation « Boza ». 

Bien que les routes maritimes de l’ouest de la Méditerranée soient moins fréquemment empruntées par les réfugié.es que les routes centrales ou de la mer Égée, 22.103 personnes ont pu atteindre les côtes espagnoles en 2017, selon des statistiques officielles du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR), soit presque trois fois plus que l’année précédente. En 2018, la route vers l’Europe passant par l’Espagne devient, avec 58.569 nouveaux et nouvelles arrivant.es, la principale voie d’immigration. Jusqu’au 20 octobre 2019, 25.191 migrant.es supplémentaires arrivent en Espagne – moins qu’en 2018 mais plus qu’en 2017.

En parallèle, les autorités s’appuient sur le nombre de migrant.es resté.es au Maroc pour attester du nombre de déplacé.es illégaux.ales dont elles auraient en théorie empêché la traversée vers l’Europe. Le nombre d’arrestations effectuées par les autorités marocaines est pris en compte dans les statistiques européennes, bien qu’il soit courant d’arrêter à plusieurs reprises une même personne pour gonfler les chiffres.

Lors d’une interview à Tanger (Maroc), Fadel Fall, migrant, témoigne :

« Ils [les policiers] sont venus m’arrêter dans ma maison au cœur du quartier Boukhalef, à Tanger, et m’ont conduit à Cassagio, bien que Tanger ait son propre poste de police. À Cassagio, mes empreintes digitales ont été prélevées et des photos de moi ont été prises pour que je puisse être enregistré auprès des autorités européennes chargées des migrations. Au poste de police, ils ont prétendu m’avoir arrêté à la frontière, bien que ce ne soit pas vrai. Quand je leur ai demandé pourquoi ils faisaient de telles allégations, ils m’ont répondu qu’ils ne savaient pas et qu’ils se contentaient de faire leur travail en suivant les ordres. C’est la démonstration d’un système de pouvoir. À présent, ils vont envoyer les informations recueillies en Europe et prétendre qu’ils sécurisent la frontière alors qu’ils sont venus me chercher dans mon appartement. Je ne fais pas figure de cas isolé. »

Gouvernement Sanchez depuis 2018

L’été 2018 en Espagne a été un été de la « migration réussie ». En juin, Pedro Sanchez, un autre socialiste, a pris la tête du gouvernement. Dès sa prise de fonction, Sanchez lance une grande campagne médiatique appelant à la solidarité et au respect des droits des personnes en mer. En juin 2018, il accepte exceptionnellement d’accueillir les migrant.es recueilli.es par le bateau de sauvetage Aquarius. Il annonce aussi son intention de faire retirer les fils barbelés tendus le long des frontières de Ceuta et Melilla, sévèrement critiqués pour les nombreuses blessures graves, et même les décès, qu’ils ont causés. 

Peu de temps après, les bateaux d’ONG tels que l‘Aita Mari ou l’Open Arms se voient interdits de participer à des opérations de sauvetage. Il ne leur est pas non plus autorisé par le gouvernement espagnol d’intervenir en Méditerranée centrale. 

Alors que les fils barbelés sont retirés en Espagne, d’autres sont installés sur les grillages marocains, financés par des fonds européens. Ceux-ci sont installés peu de temps après que l’Union européenne et le Maroc ont signé un contrat de coopération et d’aide au développement d’un montant de 10 millions d’euros.

Militarisation des garde-côtes

En déléguant la responsabilité des missions de sauvetage et le contrôle des centres d’accueil de migrant.es à la Guardia Civil, Sanchez participe largement à la militarisation des institutions de prises en charge des immigré.es. La Guardia Civil était déjà l’un des principaux acteurs du contrôle des frontières espagnoles, connue pour sa dureté et son arbitraire. A l’époque franquiste déjà, cet organe de contrôle étatique s’efforçait de faire taire tout mouvement d’émancipation. Depuis la fin de la dictature franquiste, la société espagnole ne s’est d’ailleurs guère penchée sur les crimes historiques commis par la Guardia Civil. .

Salvamento marritimo, qui dépend du ministère du Développement, est la seule organisation de garde-côtes en Europe à n’être pas contrôlée par l’armée mais par des garde-côtes civils. En 2006 déjà, le Premier Ministre Rajoy avait tenté, sans succès, de militariser l’organisation. Une nouvelle tentative menée par Sanchez en 2018 a cette fois-ci abouti à la mise en place du « mando único », c’est-à-dire à l’autorité exclusive de la Guardia Civil sur Salvamento Marritimo et la Croix Rouge.

Décès de naufragé.es en Méditerranée de l’Ouest

Par rapport à l’année 2017, où 250 personnes ont perdu la vie en essayant de rejoindre les côtes espagnoles, un nombre accru de 1.064 voyageur.euses sont mort.es en 2018 du fait de la politique de contrôle des frontières mise en place par le gouvernement espagnol. Il semble pourtant que le gouvernement demeure indifférent au deuil des proches des innombrables naufragé.es. Les conséquences de la politique d’isolement imposée à Salvamento Marritimo par la Guardia Civil sont lourdes ; alors que la raison d’être initiale de l’organisation était de porter secours aux personnes en mer, le nombre de naufrages de navires ne cesse d’augmenter. Salvamento Marritimo répond de moins en moins aux appels de détresse et contacte plutôt l’armée marocaine pour qu’elle vienne intercepter les navires de migrant.es. Or, l’interception des navires par la Marine royale marocaine peut avoir des conséquences fatales pour les réfugié.es, d’une part parce qu’elle ne répond pas toujours aux appels d’urgence de Salvamento Marritimo, et d’autre part parce qu’elle n’est pas une organisation de sauvetage. Les opérations de sauvetage menées par la Marine royale causent sans cesse de nouveaux décès.

« Le pire, c’est quand tu fais face à la Marine royale […]. Elle vient jusque dans les eaux espagnoles pour nous ramener au Maroc […]. La Marine royale surveille les eaux et, ce qui l’intéresse le plus, c’est nous. Quand elle vient nous chercher, ses gros navires causent de grandes vagues qui peuvent faire chavirer les canots pneumatiques. C’est dangereux et tu peux en mourir si tu n’as pas la chance d’avoir un gilet de sauvetage ou une bouée. Les gardes de la Marine royale ne te protègeront pas et n’interviendront pas. Les gens ont très peur quand ils voient arriver les gros bateaux de la Marine royale. Il est déjà arrivé que des gens tombent à l’eau sous les yeux des gardes marocains. Mais le plus grand problème, c’est que nous n’avons alors plus de corps pour identifier les disparu.es ; nous ne pouvons pas porter plainte. Il arrive très souvent que des personnes reviennent de mer en disant que quelqu’un a disparu, est tombé à l’eau lorsque la Marine est venue les intercepter. » (Interview de Fadel Fall, Tanger)

En 2019, le nombre décès en Méditerranée (655 personnes) causés par la politique de gestion des frontières est bien plus élevé qu’en 2018, alors même que le nombre de passages est très inférieur.

Renvois forcés et expulsions accélérées

Tout aussi paradoxal est le comportement de Sanchez face à la « ley mordaza », aussi appelée « loi du bâillon », instaurée par le gouvernement conservateur de son prédécesseur Rajoy, et qui restreint de nombreux droits démocratiques à commencer par la liberté d’expression. Cette loi autorise notamment les renvois forcés hors de Ceuta et Melilla. Bien qu’elle viole le droit international et européen, l’Espagne tente de la mettre en application. Sanchez s’était engagé dans une voie d’abrogation de cette loi, ainsi que d’arrêt des renvois forcés, mais il a brusquement changé de cap en substituant de façon illégitime à la ley mordaza une autre convention, signée en 1992, rendant possible l’expulsion de migrant.es vers le Maroc sans révision de leur dossier de demande d’asile. Comme les renvois forcés, ces déportations dites expresses constituent des violations majeures des droits des migrant.es.

En octobre 2017, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), sise à Strasbourg, a considéré que ces renvois forcés, pratiqués de longue date, était illégaux. En février 2019, le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies a une fois de plus sévèrement condamné l’Espagne pour cette pratique. Aujourd’hui, le gouvernement espagnol continue à renvoyer vers le Maroc tous les hommes entrant à Ceuta et Melilla qui ne demandent pas explicitement l’asile dans les 24h suivant leur arrivée. Le fait que les arrivants ne soient pas informés de leurs droits est évidemment problématique. En outre, le dépôt d’une demande d’asile restreint la liberté de circulation des migrant.es qui doivent rester à Ceuta et Melilla ; certain.es doivent passer des années dans ces prisons à ciel ouvert en attendant que leur cas soit jugé. Malgré l’illégalité de cette pratique, les recours contre elle prennent également des années. 

L’accord de 1992 concernant la migration n’a presque jamais pu être appliqué, sauf dans des cas spécifiques, comme sur les îles Zaffarines ou sur l’île Perejil. Le Maroc a longtemps refusé d’appliquer l’accord bilatéral signé avec l’Espagne, notamment car celui-ci ne reconnaissait pas les frontières marocaines avec les enclaves de Ceuta et Melilla -toujours considérées comme des villes occupées. Le soutien financier reçu pour la coopération et le développement, ainsi que les douzaines de millions d’euros versés par l’UE pour renforcer le contrôle des frontières, ont néanmoins convaincu Rabat de revoir sa position. Désormais, le gouvernement socialiste de Sanchez présente l’accord avec le Maroc comme un pilier de sa politique migratoire. 

Les CIE – Centres de détention d’étrangers

L’existence de centres de détention vient une nouvelle fois souligner la contradiction entre le discours du gouvernement espagnol et sa manière d’agir. Au début du mandat de Sanchez, le gouvernement avait nié la construction de nouveaux centres de détention d’étrangers (CIE : Centros d’Internamiento de Extranjeros) dédiés à l’internement des réfugié.es avant leur expulsion, mais il a depuis changé d’avis Depuis, ces centres d’internement sont devenus un autre pilier de sa politique migratoire. Les postes budgétaires ont même été remaniés afin d’augmenter les capacités et d’accélérer l’ouverture de nouveaux centres.

Montée du populisme de droite

Avec une telle politique de privation de droits, d’emprisonnement et de criminalisation des migrant.es, il n’est pas étonnant qu’un parti d’extrême-droite puisse s’établir dans le paysage politique espagnol. Les populistes de droite, jusque-là incorporés à l’aile conservatrice du PP, s’organisent depuis décembre 2013 autour du parti indépendant Vox. Récemment, le jeune parti s’est hissé avec succès à la troisième place lors des élections parlementaires de novembre 2019, avec 15% des voix.

Flux migratoires

« Nous voulons venir en Europe ; nous en avons décidé ainsi et rien ne peut nous arrêter. C’est comme ça. », explique Fadel Fall à Tanger.

Il existe plusieurs routes qui mènent vers l’Espagne : la route méditerranéenne vers la côte andalouse ; la traversée en bateau vers les petites îles au large du massif du Rif ; la route par la mer ou par les frontières grillagées des enclaves de Melilla et Ceuta ; la traversée de Tanger vers Tarifa via le détroit de Gibraltar ; et enfin la route atlantique vers les îles Canaries. Selon le lieu d’arrivée, les personnes ont des chances différentes en fonction de leur âge, de leur sexe et de leur nationalité. En règle générale, les migrant.es sont directement interné.es dans des centres fermés de premier accueil, les CATE (Centros de Atencion temporal de Extranjeros), pendant 72 heures ou dans des postes de police afin d’être enregistré.es. De nouveaux CATE ont été inaugurés en 2018 à Algeciras et en 2019 à Malaga.

Pour beaucoup de migrant.es, l’Espagne faisait traditionnellement figure de pays de transit. Très peu de personnes déposaient une demande en Espagne, puisque le régime d’asile était connu pour son caractère arbitraire et, jusqu’en 2018, quasi inexistant (à quelques exceptions près). Toutefois, la possibilité de régularisation, qui n’existe pas dans les autres pays de l’UE, joue un rôle important. En vertu de la loi de l’enracinement social (arraigo social), les personnes peuvent solliciter un permis de séjour en présentant un contrat de travail ou en attestant d’un séjour d’au moins 3 ans, régulier comme irrégulier, sur le territoire espagnol.

Nationalités

Depuis 2017, de plus en plus de personnes arrivent en Espagne en provenance du Maroc, en particulier de la région du Rif. Depuis l’automne 2016, des mouvements de contestation sociale ont éclaté dans cette région montagneuse et défavorisée pour demander le développement des infrastructures sanitaires, scolaires et de transport. Le gouvernement a réagi par une sévère répression, forçant de nombreuses personnes à fuir leur foyer. Dans d’autres régions aussi, les faibles perspectives d’avenir poussent beaucoup d’habitant.es à risquer leur vie en traversant la Méditerranée en bateau ou en escaladent les grillages des enclaves espagnoles.

En 2017, 40% des personnes arrivées en Espagne venaient des pays du Maghreb et 50% des pays d’Afrique subsaharienne. En considérant chaque pays de provenance individuellement, le plus grand nombre de migrant.es arrivé.es en Espagne provient du Maroc, suivi de l’Algérie, de Guinée, de Côte d’Ivoire, de Gambie et enfin de Syrie. En 2018, les Malien.nes constituent en nombre la troisième nationalité d’origine, tandis que le nombre d’arrivant.es d’origines algérienne et syrienne diminue. 

En septembre 2019, les migrant.es marocain.es continuent d’être la première nationalité représentée, avec environ 30% des arrivant.es. Ils sont suivi.es par les migrant.es en provenance de Guinée (13%), d’Algérie (12%) puis du Mali (11%).

Ceuta et Melilla

Les personnes originaires du Maghreb qui veulent rejoindre les enclaves de Ceuta et Melilla le font par différents moyens : en se cachant dans les voitures, en nageant jusqu’à la côte ou en utilisant un passeport des provinces de Tétouan et Nador. Ces arrivant.es ne se rendent généralement pas dans les centres d’accueil des migrant.es CETI (Centro des Estancia Temporal de Immigrantes) car ils et elles savent qu’il faut parfois des années pour obtenir un « laissez-passer », un permis et un ticket de ferry jusqu’au continent européen.. La majorité des Marocain.es et Algérien.nes choisissent de risquer à nouveau leur vie en s’accrochant sous un camion ou en nageant vers le ferry. Des canots pneumatiques partent aussi depuis Ceuta et Melilla à destination de la péninsule ibérique.

Engagement de l’Union Européenne

Systèmes de surveillance et coordination aux frontières

En 1999 a été mis en place le nouveau système de surveillance côtière espagnole SIVE, d’un coût de 200 millions d’euros, constitué de radars, capteurs infrarouges, de bateaux, d’hélicoptères et d’avions, afin de mettre en place des équipements frontaliers, des systèmes d’acquisition de données biométriques et des caméras thermiques portables le long de la route migratoire occidentale vers l’Union européenne.

Il existe également depuis 2006 des centres financés par l’Union européenne qui coordonnent les opérations maritimes entre les différents États et acteurs concernés. Ces centres de coordination permettent un partage efficace des informations entre les gouvernements, le ministère de la Défense, le ministère de l’Intérieur, l’armée, la police, la Guardia Civil, les services secrets et les organisations de sauvetage en mer afin d’empêcher le départ des bateaux de migrant.es des côtes nord-africaines et leur arrivée sur le sol européen, plus particulièrement en Espagne. La formation de garde-frontières marocain.es fait également partie de cette coopération, notamment dans le cadre du programme Seahorse.

Valable pour l’ensemble des États membres de l’Union européenne, l’initiative Eurosur de contrôle des frontières a été mise en place peu après. Eurosur poursuit le même objectif que les centres de coordination, qui lui ont par la suite été incorporés. Placé sous le contrôle de Frontex, ce programme est actif dans plusieurs pays. 

Même si l’instauration de ce nouveau système « modèle » de contrôle des frontières a fait drastiquement baisser le nombre d’arrivant.es en 2006, celui-ci a ensuite retrouvé un rythme d’augmentation continu entre 2010 et 2018.

Politique européenne de voisinage

La politique européenne de voisinage (PEV) entre le Maroc et l’Union européenne s’incarne surtout à travers le plan d’action UE-Maroc. L’UE suit ainsi l’exemple de l’Espagne, qui mène une politique de concessions financières sous formes d’aides au développement et de militarisation du contrôle de la frontière. Depuis 2014, le Maroc a ainsi obtenu un milliard d’euros dans le cadre de la coopération avec l’Union européenne. 236 millions d’euros supplémentaires ont été versés dans le cadre de la politique migratoire, notamment pour la gestion des frontières et la lutte contre les passeurs. 

La collaboration entre l’Union européenne et le Maroc dans la lutte contre la migration s’est encore renforcée en 2018 grâce au Processus de Rabat. Le Maroc a ainsi obtenu 148 millions de l’Union européenne en 2018. Au cours de conférences régulières se tenant à Rabat, le Premier Ministre espagnol Grande-Marlaska et son homologue marocain Abdeluati Latfit renforcent toujours un peu plus le processus de militarisation et de guerre contre la migration. Les deux hommes politiques se sont déjà rencontrés à sept reprises entre 2018 et 2019. Le gouvernement espagnol a de nouveau alloué au Maroc 32 millions d’euros en août 2019 pour renforcer le contrôle des frontières. Bien que tous ces financements visent à freiner les flux migratoires, l’UE continue à mettre au cœur de son discours la lutte contre les passeurs.

Au Maroc, les traversées ne sont pourtant pas organisées par un système à grande échelle mais, la plupart du temps, par les migrant.es elles-mêmes et eux-mêmes, en raison de l’absence de visa et de possibilité de voyage légal. Dans ce marché sont également souvent impliquées les autorités qui sont parallèlement payées par l’UE pour combattre les passeurs.

« Je connais un homme dans la Marine royale [marine marocaine, chargée entre autres de la lutte contre la migration en mer]. Il vient tous les jours à Roukhalef [quartier de Tanger, dans le nord du Maroc] pour vendre des Zodiac [canots pneumatiques], des rames et des pompes pour gonfler les bateaux. Toute la Marine royale sait que c’est comme ça que ça se passe, et ils profitent encore plus de nous quand ils nous interceptent en mer. Si la Marine royale intercepte un bateau à moteur, la police ne verra même pas le moteur ; ils ne diront pas à la police ce qu’ils ont intercepté […] Ils décideront entre eux de revendre le Zodiac pour ensuite se partager l’argent. Ils vont t’arrêter, toi […] mais ils n’iront pas au poste de police avec tous les biens qu’ils t’auront confisqués. » (Alioune Dione, Tanger)

L’UE affirme aussi que les financements versés au Maroc servent à protéger les migrant.es dans le besoin, ce qui relève pourtant d’une désinformation totale. Plus le gouvernement marocain recevra d’argent, plus le harcèlement des migrant.es sera brutal. L’objectif affiché par l’UE de sécurité et de contrôle des frontières semble inévitablement engendrer une violation massive des droits des migrant.es.

Frontex

L’organisation européenne Frontex, chargée de la gestion des frontières, était fortement impliquée en Espagne depuis 2004, particulièrement sur la route migratoire de l’Atlantique, mais elle est moins présente depuis que la Guardia Civil est devenue l’acteur principal en Méditerranée de l’ouest. La Guardia Civilagit en tant qu’autorité espagnole mais aussi pour le compte de Frontex ou encore Seahorse, en haute mer et dans les eaux littorales. La présence de patrouilles frontalières nationales, internationales et européennes entraîne un manque de transparence dans la coordination des actions de contrôle et de sauvetage. Parmi les missions de Frontex en Espagne, on compte Hera, Indalo et Minerva. Depuis 2019, l’organisation européenne est reconnue comme l’un des acteurs principaux du contrôle des frontières dans le détroit de Gibraltar et la mer Méditerranée ; elle emploie actuellement 180 personnes de différents pays européens.

Accords de réadmission

L’Espagne joue également un rôle de pionnier en Europe en termes de coopération avec les pays du continent africain. Dès 2003, le pays a signé un accord avec la Mauritanie autorisant l’expulsion de migrant.es d’origine sénégalaise ou malienne arrivant en Espagne. Avant que les personnes concernées par cette expulsion ne soient ramenées à différents points de la frontière mauritanienne, elles passaient un séjour d’une durée indéfinie dans un centre construit financé par l’Espagne à Nouadhibou, appelé « le petit Guantánamo ». Aucune assistance juridique ni de traduction n’était proposée aux migrant.es dans ce centre. Un accord de même nature a aussi été conclu avec le Sénégal. Dans sa réponse aux questions du sénateur de Bildu, Jon Iñarritu García, en 2017, le gouvernement a indiqué que plus de 168 millions d’euros avaient été alloués à cette politique de « coopération » au cours des douze dernières années.

Actuellement, l’Union européenne discute d’un tel accord de réadmission avec le Maroc pour pouvoir renvoyer le plus rapidement possible les migrant.es arrivant en Europe vers le territoire marocain si ceux-ci y ont transité. Pour l’instant, le gouvernement marocain n’a pas encore donné son accord, notamment parce que l’Union européenne refuse de faciliter en échange l’obtention de visas pour l’Europe.

(Pour plus d’information sur les accords de réadmission déjà existants, consultez notre dernier rapport.)

Les barrières de Ceuta et Melilla

En 2005 a débuté la construction de barrières, à Ceuta puis à Melilla.. L’installation et l’entretien de ces barrières, d’un coût de plus de 40 millions d’euros, n’ont pourtant pas pu empêcher l’entrée de migrant.es sur le territoire espagnol. Bien que les grillages soient devenus plus nombreux, plus hauts et plus dangereux à franchir, le nombre d’arrivées a continué à fortement augmenter. Les lames tranchantes des fils barbelés ont provoqué de graves blessures, des coupures profondes, des mutilations de bras, de mains et de jambes. Régulièrement, des voyageur.euses trouvent la mort en essayant de franchir ces barrières meurtrières.

Quels sont les intérêts économiques et à qui profitent-ils ?

Outre les financements pour l’ouest de la Méditerranée précédemment évoqués, il faut également évoquer Horizon 2020, un programme européen de soutien à la recherche et à l’innovation. Celui-ci a été mis en place en 2014 et doit se poursuivre jusqu’en 2020. Les technologies de surveillance et de contrôle trouvent ainsi des financements supplémentaires dans toute l’Europe. C’est en Espagne que le soutien financier est le plus élevé, avec près de 500 millions d’euros alloués à la protection des frontières extérieures (289,4 millions d’euros) et intérieures (195,4 millions d’euros) d’après les informations de la Commission européenne.

La journaliste Marta Molina a écrit une série d’études très éclairantes sur les principaux bénéficiaires du marché de la gestion des frontières en Espagne. Les quatre entreprises Indra, Mora Salazar, GMV et Atos dominent le marché et tirent de grands profits de la sécurisation des frontières européennes.

Indra

Indra est l’une des entreprises d’armement qui bénéficie le plus des investissements de Frontex. D’après le registre de transparence du lobbying européen, l’entreprise aurait dépensé près de 1,5 million d’euros pour influencer la politique de défense et de sécurité européenne. Indra mise également avec succès sur la recherche et le développement de nouvelles technologies dans le domaine de la sécurité des frontières. En 2015, la multinationale a investi 540 millions d’euros dans le domaine de la défense, soit 19% de ses revenus totaux.

La même année, l’entreprise a développé des équipements techniques pour les vols de surveillance d’un coût de 10 millions d’euros. Elle a aussi facturé 48.179 euros pour améliorer les communications par satellite. L’entreprise, présidée par Fernando Abril-Martorell, est l’une des principales bénéficiaires de projets de recherche de l’UE.

Isdefe

L’entreprise publique espagnole Isdefe a participé à six projets européens et gagné ainsi plus de huit millions d’euros. L’entreprise, placée sous la tutelle du ministère de la Défense, a reçu 75.000 euros pour une étude menée en 2012 sur l’opportunité d’utiliser des drones pour surveiller les frontières, et 134.400 euros en 2014 pour le développement de technologies spécialisées.

GMV

L’entreprise GMV, un autre géant du secteur espagnol, a reçu entre 2012 et 2015 un total de 16 millions d’euros pour le développement et l’entretien du système de surveillance frontalier Eurosur, auxquels s’ajoutent 243.000 euros pour le développement de nouveaux logiciels.

Comme le montre le programme Horizon 2020, prévoyant un financement supplémentaire de 244 millions d’euros pour Eurosur, l’entreprise GMV continuera de largement bénéficier des financements européens.

Atos

La branche espagnole de l’entreprise française Atos a reçu 578.378 euros dans le cadre de Frontex et 29 millions d’euros dans le cadre de SIVE, ainsi que 2 millions d’euros supplémentaires pour l’armement de navires.

Le marché des grillages

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Les installations de grillages de Ceuta ont été construites par l’entreprise Dragados en 2005 pour un total de 18 millions d’euros. La maintenance de ces grillages a ensuite été assurée par l’entreprise Ferrovial pour un montant de 8 millions d’euros jusqu’en 2014.

Les grillages de Melilla ont coûté encore plus cher. L’entreprise Indra, à laquelle l’Union européenne a une nouvelle fois fait appel, a reçu 21 millions d’euros pour la construction des grillages et 6 millions d’euros supplémentaires pour leur maintenance.

Ces grillages aux lames aiguisées comme des rasoirs, aussi appelés « concertinas », sont fabriqués par le groupe Mora Salazar, entreprise qui se targue d’être le premier fabricant de cet article. Les lames confectionnées se trouvent au centre des critiques venues des ONG et même de l’Union européenne, bien que ces barbelés aient déjà été installés en Hongrie, en Grèce, en Serbie, en Macédoine, en Pologne, en Roumanie, au Maroc, en Algérie, en Tunisie et en Turquie. Les concertinas de Melilla ont coûté 700.000 euros, celles de Ceuta 405.000 euros.

Airbus triomphe grâce aux profits tirés de la défense des frontières

Selon une étude de Yago Álvarez et Genoveva López, l’entreprise ayant le plus profité de la défense frontalière sur le marché espagnol est l’entreprise aéronautique Airbus. Entre 2009 et 2019, Airbus a gagné environ 524 millions d’euros grâce à la vente d’hélicoptères et d’avions à la Guardia Civil, d’équipements militaires terrestres et d’autres technologies de contrôle des frontières.

À qui profitent les expulsions ?

Les plus grands bénéficiaires des expulsions de migrant.es ont été Air Europa et Swiftair, qui se sont partagé 30 millions d’euros entre 2011 et 2016 pour assurer ces expulsions. Le vol d’expulsion espagnol le plus cher a eu lieu en 2014, lorsque l’embarquement de trois personnes a été effectué pour un montant total de 156.803 euros.

Le marché autour des CIE

En Espagne, la responsabilité générale de la gestion des centres d’internement incombe à l’administration publique. Certains domaines comme la santé sont toutefois pris en charge par des entreprises ou des ONG. Les coûts d’entretien de ces centres sont aussi opaques que les centres eux-mêmes mais, d’après la réponse apportée par le gouvernement aux questions du député Ione Belarra Urteaga à l’été 2017, leur budget s’élèverait à 1.275.000 euros.

Résistance

La société civile en action

La plus grande manifestation antiraciste d’Europe contre la politique européenne de migration a eu lieu à Barcelone le 18 février 2017 et a rassemblé 300.000 personnes qui soutenaient l’accueil des migrant.es, la libre circulation des demandeurs d’asile et la plus grande sûreté des routes de migration.

Cette manifestation témoigne de la mobilisation de la société civile face à l’augmentation constante des arrivées en Espagne. Celle-ci se constitue de militants déjà actifs depuis des années (notamment depuis 2006) au sein de mouvements antiracistes, ainsi que de nouveaux individus et groupes d’accueil. En 2018, au vu de la faiblesse des structures d’accueil nationales, des activistes, travailleuses sociales et travailleurs sociaux, ONG, avocat.es, traducteur.ices et journalistes se sont organisés en larges réseaux pour pouvoir accueillir les voyageur.euses dès leur arrivée. Des groupes se sont par exemple formés dans certains ports d’Andalousie, comme à Almeria, Cadix et surtout Motril, où les arrivant.es peuvent recueillir des informations utiles sur les démarches à suivre. Un guide intitulé welcome2Spain a aussi été publié et de petits livrets avec des informations pratiques et des points de contact ont été distribués sur tout le territoire espagnol. Des initiatives venues de la société civile réclament la mise à disposition de locaux par l’État pour assurer un accueil digne. Dans certaines régions, comme en Catalogne ou au Pays basque, des bâtiments sont occupés pour héberger les migrant.es et organiser les mouvements de solidarité.

CIEs No

CIEs No est un réseau espagnol constitué de collectifs et d’individus actifs depuis 2010 dans un grand nombre de villes et qui lutte pour les droits des migrant.es. Le groupe réclame notamment la fermeture des centres d’internement d’étrangers (CIE) et l’arrêt des expulsions. En raison du scandale et de l’opacité entourant les conditions de vie dans les CIE, une décision de justice de 2011 a autorisé l’accès d’individus et de groupes à ces centres. Les personnes détenues ont ainsi au moins un droit de visite. Grâce à un mouvement continu de contestation, les autorités ont même dû fermer un CIE à Malaga.

Travail et migration

SOC/SAT

C’est dans le sud de l’Espagne, à Almeria, qu’une grande partie des légumes vendus dans les grandes surfaces européennes sont produits. La compétitivité de l’activité agricole est rendue possible par l’exploitation extrême d’une main d’œuvre bon marché, notamment de personnes en situation irrégulière ou « sans-papiers ». Le syndicat SOC/SAT défend les droits des travailleur.euses immigré.es, dénonce le racisme quotidien auquel doivent faire face les migrant.es et soutient les employé.es dans la régularisation de leur situation et l’obtention d’un contrat de travail légal. En septembre 2019, des travailleur.euses ont entamé une grève à Almeria pour réclamer le paiement du salaire minimum légal.

Fraises de Huelva

À Huelva, les travailleur.euses immigré.es saisonnier.ières de la cueillette des fraises échangent fréquemment avec la coordination féministe d’Andalousie sur leurs conditions de travail. Aux conditions de travail précaires s’ajoute un large éventail de pratique violentes allant du non-versement des salaires à des cas d’agressions sexuelles. L’organisation soutient les travailleur.euses dans le dépôt de leurs plaintes et appelle au boycott de l’achat des fraises de Huelva en solidarité avec ces travailleur.euses.

La lutte des travailleur.euses domestiques

Les employé.es de maison et auxiliaires de vie de foyers privés, souvent en situation illégale, ont rejoint pour la deuxième fois en 2019 l’organisation en Espagne du mouvement international de grève des femmes. Ils et elles rapportent leurs expériences et témoignent de la folie de cet esclavage néocolonial et de la marginalisation sociale rendues possibles par la politique migratoire, la législation s’appliquant aux étrangers et le refus de la citoyenneté. Leurs revendications s’articulent aussi autour du droit à l’assurance retraite et au chômage, comme pour tous.tes les autres travailleur.euses en Espagne.

Top Manta

C’est à l’été 2015 qu’est né le Sindicato popular de Vendedores Ambulantes de Barcelone (Syndicat populaire des vendeurs ambulants de Barcelone), qui lutte pour les droits des manteros (ceux qui vendent à la sauvette). Il lutte contre la verbalisation de la vente de rue, pour la reconnaissance des droits des manteros, et réclame des papiers et des autorisations de travail.

Seulement deux ans après sa création, les membres de ce groupe indépendant ont réussi à mettre en application leurs droits par eux-mêmes en développant et produisant leur propre marque de vêtements. La marque Top Manta a rapidement rencontré un grand succès. Depuis 2017, le syndicat de base dispose de ses propres locaux à Barcelone, où l’on peut acheter des vêtements de la marque ornés de slogans tels que « Legal clothes Illegal people » ou « Fake system True clothes ». Les manteros créent ainsi des emplois légaux pour eux-mêmes, attirent l’attention sur la précarité de leur situation et luttent pour les droits sociaux de tou.tes.

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