Mer Méditerranée
Publié novembre 15th, 2021 - écrit par: Christian Jakob
texte rédigé en octobre 2020 et mis à jour en novembre 2021
Situation à l’heure actuelle
Si vous souhaitez vous renseigner sur l'ampleur des décès quotidiens - qui pourraient être évités - des migrant.es en mer Méditerranée, les rapports de l’association Alarm Phone constituent la meilleure source d’informations à ce sujet. Depuis 2013, ce projet tente d'organiser l'aide aux personnes se trouvant en détresse en mer entre l'Afrique et l'Europe. Bien plus de 100.000 personnes se sont retrouvées en situation de détresse sur des bateaux et dans la nécessité de prendre contact avec les bénévoles d'Alarm Phone. Voici, à titre d'exemple, un aperçu de leur travail d’une seule semaine en septembre 2020. Depuis, la situation n'a pas changé :
- Le 18 septembre, au moins 20 personnes ont été portées disparues et l’on craint qu'elles ne soient décédées à la suite d'un naufrage au large de Zawiya.
- Le même jour, 54 personnes se sont retrouvées simultanément en situation de détresse. Des pêcheurs ont pu secourir 51 d’entre elles lors de deux interventions distinctes, mais il était déjà trop tard pour au moins 3 personnes qui sont décédées au large de Garabulli.
- Le 19 septembre, un pêcheur a secouru plus de 100 personnes au large de Zuwara, mais à leur arrivée à terre, deux personnes ont sauté de la jetée pour échapper à la police et sont décédées.
- Le 21 septembre, plus de 110 personnes ont péri lors du naufrage le plus meurtrier enregistré jusqu'à la publication de cet article. Seules 9 personnes ont pu être secourues par un pêcheur.
- Le 22 septembre, les personnes en détresse ayant contacté Alarm Phone ont signalé que 4 d’entre elles avaient sauté ou étaient tombées à l'eau, et leur sort n'est toujours pas connu. Seabird a repéré plusieurs personnes à l’eau juste avant leur interception par les soi-disant garde-côtes libyens. Nous ne connaissons pas leur sort, et nous craignons le pire.
- Le 25 septembre, l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) a signalé un autre naufrage, lors duquel 16 personnes ont perdu la vie.
- Le même jour, un bateau en détresse a contacté Alarm Phone et a signalé qu'au moins deux personnes à bord étaient décédées. Seabird a constaté le drame le lendemain et fait état de 3 décès. Un jour plus tard, le 26 septembre, l'OIM a signalé que les survivant.es avaient témoigné de 15 décès lors de ce naufrage.
Comment est-ce possible ?
Cela fait des années que de telles tragédies ont lieu en Méditerranée centrale. Pendant des années, des organisations de la société civile ont attiré l'attention sur ces drames. L'ONG United for Intercultural Action à Amsterdam a collecté des rapports sur un total de 44.764 personnes décédées entre 1993 et juin 2020, en tentant de pénétrer la forteresse Europe.
C'est pourquoi on a vu émerger en 2015 un tout nouveau genre d'ONG privées de sauvetage en mer, qui ont accompli ce que les institutions étatiques refusaient de faire : aider les migrant.es en mer quand ils et elles étaient dans le besoin. Jusqu'à 12 organisations disposant de leurs propres navires étaient parfois sur place, sauvant des dizaines de milliers de vies. Mais à partir de 2017, les autorités ont pris des mesures de plus en plus répressives à leur encontre, à coups de criminalisation offensive et des réglementations bancales. En conséquence, à plusieurs reprises, de longues périodes se sont écoulées pendant lesquelles aucun navire de sauvetage ne pouvait opérer en mer, tandis que toujours plus de personnes continuaient de s’y noyer. En parallèle, les ONG ont été dans l’obligation de collecter de plus en plus de dons pour pouvoir acquérir de nouveaux navires - les anciens ayant été en partie confisqués par les autorités.
Entre-temps, le gouvernement libyen de Fayez al-Sarraj soutenu par l'UE a fait agréer sa propre zone de sauvetage. Depuis 2016, les soi-disant garde-côtes libyens formés et équipés par l'UE interceptent les migrant.es en mer pour les reconduire vers la torture et la détention. Depuis le début de cette coopération, les garde-côtes libyens ont intercepté plus de 950.000 personnes, avant de les emprisonner dans des camps (29.427 personnes arrêtées entre le mois de janvier et le 19 novembre 2021; 11.265 en 2020; 9.030 en 2019; 14.950 en 2018; 15.350 en 2017; 14.300 en 2016).
En 2015, l'UE a lancé une opération militaire appelée EUNAVFOR MED/Sophia, afin de lutter contre les passeurs en Libye. Dans un premier temps, il s'agissait de collecter des informations à leur sujet, en utilisant notamment des drones. L'UE a toujours tenté de faire passer cette mission pour une "opération de sauvetage", ce qui n’était pourtant pas le principal objectif. Depuis avril 2019, la mission se limite à la formation des présumés garde-côtes libyens. En 2020, il a été décidé de ne pas relancer l’opération, après le désaccord de l'Autriche et de l'Italie. La Grèce et la Hongrie avaient également émis des réserves. Une décision unanime aurait été nécessaire pour pouvoir relancer la mission "Sophia", mais les États de l'UE ne parvenaient pas à trouver un accord sur un système de répartition des personnes secourues. Selon un recensement de l'Organisation internationale pour les migrations, les navires "Sophia" ont participé au sauvetage de 35.200 personnes de janvier 2016 à juin 2018, soit environ un dixième du nombre total de personnes secourues en Méditerranée centrale durant cette période. Même si l’opération avait été relancée, l'accueil et la répartition des réfugié.es auraient dû être rediscutés. Les pays d'Europe de l'Est s’y sont catégoriquement opposés. Au lieu de cela, une nouvelle opération appelée "Irini" a été lancée à la mi-2020, avec pour mission de simplement s’assurer du respect de l'embargo sur les armes. La mission est amenée pour cela à patrouiller loin des zones où la plupart des bateaux de migrant.es se retrouvent en détresse.
L'UE poursuit pourtant sa surveillance aérienne de la région, et a ainsi contribué à repousser des dizaines de milliers de migrant.es et réfugié.s en Méditerranée ces dernières années. Les avions de l'Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex) repèrent les bateaux de réfugié.es et les signalent aux “garde-côtes” libyens. "Les responsables et opérateur.trices européen.nes se sont ainsi rendu.es complices de graves violations des droits humains", indique un rapport publié par les associations Alarm Phone, Sea-Watch, Borderline Europe et Mediterranea. Il s'agit d'un “comportement généralisé” de la part des autorités européennes, qui jouent un "rôle crucial" dans la localisation des bateaux et la coordination des interceptions à distance. De fait, la responsabilité de l’UE est flagrante dans le retour forcé des migrant.es en Libye.
Aux origines du contrôle des frontières de l'UE au-delà de l'Europe du Sud
Après que l’Espagne a fermé la route de la Méditerranée occidentale à partir de 2005, un nombre croissant de réfugié.es sont arrivé.es à Malte et en Italie principalement, mais aussi en Grèce. La clan entourant le Premier ministre italien de l'époque, Silvio Berlusconi, et ses deux partenaires de coalition de droite, Gianfranco Fini, alors à la tête de l'Alliance nationale post-fasciste (Alleanza Nazionale), et Umberto Bossi, de la Ligue du Nord séparatiste, à la tête du pays depuis 2001, ont adopté une ligne dure. En 2003, Bossi avait appelé à l'utilisation de canons contre les "immigrant.es illégaux.ales" : "Après le deuxième ou le troisième avertissement : boum. Sans plus de forme, le canon tire. Le canon tue. Sinon, tout cela n’aura jamais de fin". Plus tard, dans une interview accordée au célèbre quotidien milanais Corriere della Sera, Bossi a affirmé qu'il s'agissait d'une "blague".
Il n'y avait pourtant pas de quoi rire lorsque le gouvernement italien a poursuivi en justice des pêcheurs tunisiens comme Abdel Basset Zenzeri, pour avoir conduit 44 migrant.es naufragé.es en Italie[1]. Pour la même raison, l'Italie a saisi le navire de l'organisation humanitaire allemande Cap Anamur en 2004, en n’affichant aucune intention de secourir les réfugié.es naufragé.es, dont beaucoup ont été laissé.es à la dérive en mer pendant des jours. Nombre d’entre eux sont mort.es de soif, pas de noyade. Tineke Strik, professeur néerlandais de droit des migrations et aujourd'hui membre du Parlement européen, a enquêté pour le Conseil de l'Europe (CoE) sur les raisons qui ont mené l'OTAN et l'UE à regarder 61 réfugié.es dériver pendant deux semaines sur la Méditerranée, pourtant fortement surveillée, en mars 2011. Au bout du compte, 50 d'entre elles et eux sont mort.es. "Personne ne les a aidés", dit Strik[2].
Mais personne ne comptait les mort.es. Contrairement à aujourd'hui, où les statistiques sont fournies par l'OIM, personne ne tenait de statistiques officielles au cours de la dernière décennie, malgré les milliers de mort.es. Les volontaires étaient les seules personnes qui se sentaient investies d’une responsabilité. Une association dirigée par le journaliste italien Gabriele del Grande, originaire de Lucques, a passé des années à analyser minutieusement les rapports des journaux des pays méditerranéens. Leur blog "Fortress Europe" tente de documenter l'ampleur de la tragédie. En parallèle, l'ONG d'Amsterdam United for Intercultural Action a recueilli des rapports sur un total de 34.361 personnes ayant perdu la vie en tentant de pénétrer la forteresse Europe de 1993 à la mi-2018. Sans les efforts bénévoles de ces deux organisations, le nombre de mort.es aux portes de l'Europe n'aurait jamais été recensé.
Depuis 2003, la situation en Italie est déterminée par un déséquilibre fondamental dans le droit d'asile européen: c’est le règlement 343/2003, communément appelé Dublin II, en vigueur depuis le 1er mars 2003. Cette réglementation stipule en substance que le pays par lequel les réfugié.es entrent dans l'UE est responsable de leur prise en charge. Si les réfugié.es ou migrant.es décident de se rendre malgré tout dans un autre pays de l'UE, ils et elles seront expulsé.es. Cette disposition est évidemment injuste, non seulement à l’égard des réfugié.es, mais aussi envers les États situés aux frontières extérieures de l'UE. Depuis l’augmentation des arrivées vers 2003, le gouvernement de Rome a demandé une compensation, sans succès. Après 2010, le système d'asile s'est effondré, principalement en Grèce, à Malte et en Italie, entraînant des conséquences désastreuses pour l'accueil des réfugié.es. Mais des pays comme l'Allemagne ont quand même maintenu la procédure. "Dublin II reste inchangé, bien sûr", a déclaré en 2013 Hans-Peter Friedrich (CSU), alors ministre fédéral allemand de l'Intérieur, affirmant que les critiques témoignaient d’"un manque d'expertise". Entre-temps, le règlement Dublin III a été adopté, mais reste similaire à Dublin II.
Depuis les années 1990, on estime que 20.000 réfugié.es ont déjà péri en Méditerranée, avant qu’une nouvelle catastrophe particulièrement macabre ne survienne le 3 octobre 2013. Plus de 360 personnes se noient au large de l'île de Lampedusa, pour la plupart originaires d'Érythrée, après que leur bateau a pris feu. Tous les corps ne peuvent être repêchés. Cette catastrophe marque un tournant dans le débat public. Quelques jours plus tard, 280 cercueils en bois sombre, portant chacun une rose rouge à longue tige, sont exposés dans un hangar en tôle ondulée près du port de Lampedusa. "Je n'oublierai jamais la vue de ces 280 cercueils. Je porterai cela en moi pour le restant de de mes jours", déclare alors la commissaire européenne aux affaires intérieures de l'époque, Cecilia Malmström. "Nous ne voulons pas de cette Union Européenne". Malmström se rend à Lampedusa en compagnie de José Barroso, alors président de la Commission européenne. Quelques heures après la séance photo devant les cercueils, Malmström annonce la création d'une "task force".
L'opinion publique a par ailleurs évolué en Italie. En février 2013, Enrico Letta (Partito Democratico, PD) devient premier ministre, et instaure une journée de deuil national pour les mort.es de Lampedusa - une première pour des réfugié.es décédé.es. Le 18 octobre 2013, il lance l’opération navale Mare Nostrum (Notre mer) sous la direction de l'amiral Guido Rando, afin de porter secours aux naufragé.es et escorter les bateaux de réfugié.es vers le continent. Une unité navale entière est déployée à proximité des eaux territoriales libyennes. En l'espace d'un an, les agent.es de la marine secourent quelque 150.000 personnes, un nombre jamais atteint auparavant. 3.165 personnes perdent la vie en Méditerranée centrale durant cette même période. Sans la mission Mare Nostrum, le bilan aurait probablement été bien plus lourd. "Nous applaudissons", déclare l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), et "rendons hommage au travail héroïque des forces maritimes italiennes".
Les applaudissements sont au rendez-vous, mais pas les financements. L'UE ne prend en charge qu'environ un sixième des dépenses mensuelles nécessaires à l’opération, d’un total de 12.2 millions de dollars environ. L'Italie ne doit pas en assumer seulement le coût financier ; selon le règlement de Dublin, elle est aussi la seule responsable de tous.tes les migrant.es secouru.es. En février 2014, Matteo Renzi (PD) devient premier ministre de l'Italie. Son plaidoyer pour une répartition équitable de ce fardeau tombe dans l'oreille d'un sourd. Pour faire monter la pression, Renzi ordonne aux unités Mare Nostrum de se retirer partiellement des côtes libyennes. Le nombre de mort.es explose : de janvier à avril 2014, 60 décès avaient été enregistrés ; et on en compte entre 314 et 839 dans les mois qui suivent. Cette macabre démonstration laisse l'Europe de marbre. Contrairement à la catastrophe de 2013, les gens meurent désormais lentement, un.e par un.e, pas tous.tes en même temps. Les médias n'y prêtent donc guère attention.
L'UE ne veut pas payer pour l’opération Mare Nostrum, elle veut y mettre un terme. "Mare Nostrum devait constituer une aide d'urgence mais s'est avérée être un pont vers l'Europe", déclare le ministre allemand de l'Intérieur de l'époque, Thomas de Maizière. De janvier à septembre 2014, le nombre de nouveaux.elles demandeur.euses d'asile en Allemagne augmente de près de 60 %, pour atteindre environ 116.000. De nombreux.ses politicien.nes du pays y voient le résultat de la politique de sauvetage de l'Italie.
L'agence européenne de protection des frontières Frontex qualifie également la mission Mare Nostrum de "facteur d'attraction", une sorte d’invitation au voyage pour les réfugié.es présent.es en Libye, qui n'auraient pas besoin d'aller bien loin avant d'avoir une chance d'être secouru.es. Les recherches montrent qu’il n’en est rien : "Un examen plus approfondi de ce qui se passe en Méditerranée montre qu'il n'est pas fondé de présenter la présence de bateaux de sauvetage en mer comme la principale raison de migrer", écrit Niklas Balbon, du Global Public Policy Institute, dans sa méta-analyse de diverses enquêtes réalisées en Libye sur la théorie du "facteur d'attraction". Si cette perspective venait à disparaître, "beaucoup moins de migrant.es" se risqueraient à partir, affirme Frontex dans des comptes rendus de réunions qui avaient fait l’objet de fuite à l’époque. L'agence européenne souhaite mettre un terme à l'opération de la marine italienne et à la surveillance des eaux territoriales libyennes, pour la remplacer par sa propre mission "Triton" de surveillance des seules eaux côtières italiennes.
Frontex sait ce que cela impliquerait. Dans un document de travail rédigé en août 2014, l'agence prévient qu'il est "probable" que le retrait de la marine italienne fasse augmenter le nombre de décès. "La priorité pour l'UE et Frontex est clairement la dissuasion. Cela a primé sur les vies humaines", explique Lorenzo Pezzani, chercheur au Goldsmiths' College de Londres. Les décideur.euses de l'UE étaient "conscient.es de l’ampleur du risque".
Le 3 septembre 2014, la commission des libertés civiles et des affaires intérieures du Parlement européen convoque le directeur exécutif de Frontex, Gil Arias-Fernández, à une audition. L'eurodéputée Barbara Spinelli lui demande s'il est "conscient que plus de gens mourront à nouveau en Méditerranée", si l’on met un terme à l’opération Mare Nostrum. Arias-Fernández répond simplement que la mission Triton ne remplacera pas Mare Nostrum, ni son mandat ni les ressources disponibles.
Mare Nostrum est pourtant officiellement interrompue le 31 octobre 2014, remplacée par l'opération Triton. Mal à l'aise face à cette décision, l’Italie laisse dans un premier temps certains de ses navires naviguer près de la Libye pour des opérations de sauvetage. Mais Frontex tente de l’en empêcher. Klaus Rösler, chef de la division des opérations de Frontex, envoie une lettre à Giovanni Pinto, directeur de la police italienne des frontières. Rösler reproche à l'Italie de continuer à répondre aux appels d'urgence en dehors de la zone des 30 miles. Cela n'est pas conforme au plan opérationnel, prévient-il.
Le 23 avril 2015, deux semaines après un nouveau naufrage particulièrement mortel, le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker s'adresse au Parlement européen : "C'était une grave erreur de mettre fin à l'opération Mare Nostrum. Elle a coûté des vies humaines." Le budget de la mission Triton est augmenté à 135 millions de dollars par an, soit exactement le coût de Mare Nostrum. Il s'agissait alors d'un "retour à la normale. Ce n'était pas juste de laisser l’Italie financer seule l'opération Mare Nostrum." Mais l'erreur ne peut être réparée. Pendant des années, l'UE ne sera pas en mesure de mettre en place les capacités de sauvetage nécessaires pour remplacer Mare Nostrum.
L'Allemagne et quelques autres États envoient des unités navales, et l'UE étend la zone d'opérations de Triton : au lieu de 30 milles, les navires patrouillent désormais jusqu'à 138 milles nautiques au sud de l'Italie, tout en restant à bonne distance de la Libye. Il s’agit de la principale différence avec les opérations menées auparavant par les Italien.nes. Ces dernier.es naviguaient en effet près des côtes libyennes, car c’est là que la plupart des naufrages surviennent. L'UE, en revanche, suit désormais le précepte de Frontex selon lequel d’importantes forces de sauvetage près de la Libye "déclenchent l'émigration", comme le dira plus tard Klaus Rösler.
Dans les années qui suivent, le nombre de décès ne cesse d'augmenter : de janvier 2015 à février 2019, au moins 12.046 personnes se noient au large des côtes libyennes. Ce chiffre dépasse de loin le nombre de mort.es de certaines guerres civiles africaines.
La société civile réagit
Tout le monde n'est pas prêt à laisser faire. Ce qui s’est produit par la suite constitue peut-être la plus grande victoire de la société civile européenne. Plus d'une douzaine d'ONG privées apparaissent sur la scène migratoire, d’un genre inédit.
Ces ONG sont soutenues par des personnes comme Marcella Barocco, qui vit à Nimègue aux Pays-Bas. Le 10 avril 2015, l’activiste commence son service : huit heures à assurer la permanence téléphonique d'Alarm Phone pour signaler les réfugié.es en situation de détresse en mer. L'ONG ne disposant pas de bureau, Barocco travaille depuis chez elle comme quelque 80 autres militant.es. "Notre objectif est de contribuer à changer les choses de manière concrète", explique-t-elle.
Depuis octobre 2014, des bénévoles européen.nes, tunisien.nes et marocain.es poursuivent l’initiative, tous les jours, 24 heures sur 24. Certain.es de ces militant.es sont eux.elles-mêmes arrivé.es en Europe en tant que réfugié.es. Le numéro de la ligne d'urgence a été diffusé par le biais d'Internet, des organisations de réfugié.es, des communautés de migrant.es et des réseaux sociaux. La procédure implique que les réfugié.es se retrouvant en difficulté en mer passent d'abord un appel d'urgence avant de contacter Alarm Phone.
Financée par des dons, cette dernière a débuté ses activités le 11 octobre 2014, à l’occasion du premier anniversaire d’un tragique événement : en 2013, plus de 260 Syrien.nes sont mort.es noyé.es au large de Lampedusa, alors que les garde-côtes italien.nes et maltais.es se renvoyaient mutuellement la responsabilité. C’est la première fois que des militant.es allemand.es, italien.nes et suisses ont pu documenter de manière aussi détaillée comment l’irresponsabilité organisée conduit à la mort en mer de centaines de réfugié.es. "Nous voulons être sûr.es que cela ne se reproduira plus", déclare Barocco.
Les activistes créent Alarm Phone, rédigent un manuel détaillé et forment des bénévoles. La première étape consiste à informer les personnes qui appellent qu'elles ne sont pas en liaison avec un service de secours. Puis, demander un maximum d'informations, le plus rapidement possible : leur position, la taille du bateau, la taille du groupe, y a-t-il des malades, des femmes enceintes, le moteur tourne-t-il encore, de l'eau s'infiltre-t-elle dans la coque ?
D'octobre 2014 à octobre 2021, les bénévoles d’Alarm Phone ont reçu des appels d'urgence de ce type de la part d’environ 4.000 bateaux transportant au total plus de 100.000 passager.es, soit une moyenne de plus de deux appels d'urgence par jour.
Au début du projet, les militant.es écrivent une lettre aux centres de contrôle des secours. "Nous avons expliqué notre rôle, que nous considérons qu'il est de notre devoir de faire monter la pression, si nous estimons qu'un sauvetage n'est pas entrepris immédiatement", explique Maurice Stierl, un autre bénévole. Cela "peut être quelque peu malvenu", mais les services de secours doivent apprendre à s'en accommoder. Les militant.es sont en réalité convaincu.es que les services de secours ne font "pas toujours tout" leur possible. En mai 2015, Stierl déclare que la situation s'est améliorée : "À l'heure actuelle, il existe une forte volonté parmi les services de secours italiens, mais les capacités de sauvetage sont bien trop faibles, et c'est une décision politique."
Les capacités de secours officielles sont insuffisantes, mais d'autres interviennent pour aider, comme par exemple Harald Höppner. Le 19 mai 2015, ce petit entrepreneur du Brandebourg enregistre l'association à but non lucratif Sea-Watch sous le numéro VR 34179 B auprès du tribunal de district de Berlin-Charlottenburg. Trois semaines plus tard, un cotre de pêche acheté par Höppner pour 112.000 dollars puis reconverti quitte le port de Hambourg pour Malte. Sur le bateau, qui porte également le nom de "Sea Watch", un équipage de bénévoles a pour mission de repérer les embarcations de migrant.es en Méditerranée et de leur venir en aide. Le Sea-Watch transporte de l'eau potable et des radeaux de sauvetage pour un maximum de 500 personnes. Le navire n'est pas destiné à accueillir des réfugié.es, mais à alerter les garde-côtes en cas d'urgence. Une "entreprise compliquée", selon M. Höppner. Mais "ne rien faire n'est pas une option pour nous".
De nombreuses personnes partagent cet état d’esprit et suivent l'exemple : entre 2015 et 2020, les ONG Médecins sans frontières et Save the Children (toutes deux internationales), SOS Méditerranée, Jugend Rettet, LifeBoat, Mission Lifeline, Sea-Eye, CivilFleet, Mare Liberum, United4Rescue/#WirSchickenEinSchiff (toutes basées en Allemagne), Migrant Offshore Aid Station (Malte), Proactiva Open Arms, Salvamento Marítimo Humanitario (Espagne), Stichting Bootvluchteling (Pays-Bas), Mediterranea et Mayday Terraneo (Italie) ont envoyé des bateaux de sauvetage ou de repérage en Méditerranée. Tous ont été financés par des dons.
Leur objectif est de secourir les vivant.es et de repêcher les mort.es. Si les États européens ne parviennent pas à apporter une réponse adaptée, des organisations alternatives voient le jour pour aller porter secours aux naufragé.es. Ces organisations acquièrent des navires et des drones et louent des avions. Un nombre croissant de bénévoles se joignent à elles pour assister les bateaux secourant les réfugié.es et distribuer des gilets de sauvetage, des bouteilles d'eau et des couvertures de secours. Ces groupes de bénévoles assument les responsabilités des États, mais contrairement aux organisations d'aide sociale officielles, ils ne reçoivent aucun financement de l'État dont la politique va à l’encontre de leur mission. Les militant.es ne se contentent pas de rejeter ces politiques ; ils et elles résistent en mettant à exécution leurs propres revendications. Bien que mobilisé.es en premier lieu pour répondre à une situation d'urgence, les militant.es construisent avec le temps des structures professionnelles solides, s'adaptent aux circonstances et recherchent des solutions pragmatiques. Ils et elles changent les institutions de l'État, ainsi qu’eux et elles-mêmes.
Pendant longtemps, les organisations de réfugié.es ont tenu toutes les autorités pour responsables du nombre élevé de mort.es, quelles qu’elles soient. Mais après avoir noué des relations de travail avec les organisations de sauvetage de l'État dans le cadre de leurs activités, certain.es réfugié.es militant.es sont désormais plus clairvoyant.es. Le centre italien de sauvetage en mer à Rome, le MRCC, a également renoncé à sa méfiance initiale. Depuis le printemps 2016, le MRCC invite les sauveteur.euses en mer des organisations privées à des réunions régulières.
La communauté des sauveteur.euses en mer espère pouvoir devenir un jour superflue, lorsque la marine et les garde-côtes effectueront enfin de nouveau leur mission.
“Ferries not Frontex”, demande Sea-Watch. Des routes sûres et régulières vers l'Europe. Personne ne devrait être forcé.e de monter sur les bateaux des passeurs ; personne ne devrait avoir besoin d'être tiré.e de l'eau par des bénévoles ou les forces de la marine italienne. Plus que tout, les ONG de sauvetage en mer veulent attirer l'attention sur la catastrophe en cours aux confins de l'Europe. Les militant.es cherchent à mettre un terme à l'indifférence et l'empathie anesthésiée du grand public, si nécessaire en exhibant la photo du bébé mort repêché par Sea-Watch le 27 mai 2016. L'ONG a partagé l'image avec les agences de presse pour montrer au monde, une fois de plus, quel est le sort d'une personne réfugié.e sur 23 qui tente de rejoindre l'Europe, à l’époque via la Libye.
La situation en Libye
Tandis que Harald Höppner achetait son premier navire, contribuant ainsi à la croissance de toute une génération de nouvelles ONG, l'UE s’est progressivement tournée vers la Libye. Pour l'Europe, ce pays est la clé de voûte du contrôle de la migration irrégulière. La quasi-totalité des migrant.es qui arrivent en Italie par la mer partent de Libye. Mais depuis la chute de Kadhafi en 2011, le pays est en proie à de nombreux troubles. Un État comme celui-ci peut-il constituer un véritable partenaire?
En mai 2015, la commissaire européenne aux affaires étrangères Federica Mogherini assiste au Conseil de sécurité de l'ONU à New York. Elle exige un mandat pour avoir recours aux forces militaires pour contrer les passeurs. L'UE envisage d'utiliser des hélicoptères de combat pour détruire les bateaux des passeurs le long ou au large des côtes libyennes, avant que ces derniers n’embarquent des réfugié.es à bord. Cette proposition est sans précédent. De multiples clans et milices se disputent le pouvoir dans ce riche Etat pétrolier, dominé par des structures tribales. Le gouvernement provisoire d’union nationale (GNA), autour du Premier ministre Fayez al-Sarraj, est internationalement reconnu en 2015.
En juin 2015, un mois après le déplacement de Mogherini à New York, l'UE doit admettre qu’une opération militaire n’est alors pas envisageable. L’ONU n’octroie un mandat que pour la "phase 1" de l'opération : la reconnaissance des passeurs. "Nous considérons chaque tentative de débarquement en Libye comme une attaque", déclare Khalifa Ghwell, premier ministre du gouvernement rebelle islamiste Fajr Libya (Aube de la Libye). "Après tout, nous n'avons même pas été consultés pour l’élaboration de ce plan".
La mission de marine européenne EUNAVFOR MED démarre donc péniblement en juin 2015. "La cible n'est pas les migrant.es. La cible, ce sont ceux qui gagnent de l’argent par leur vie et, bien trop souvent, par leur mort", explique Mme Mogherini. Le porte-avions italien Cavour dirige l'opération, qui mobilise cinq navires, deux sous-marins et des drones, trois avions et trois hélicoptères. Un millier de soldat.es sont déployé.es.
Mais il ne se passe presque rien. Malgré ses efforts diplomatiques, l'UE est incapable de maîtriser le chaos en Libye, et n'ose même pas y ouvrir une ambassade pour des raisons de sécurité. Les soldat.es de l'EUNAVFOR MED ne sont pas autorisé.es à s'approcher des côtes libyennes. Les passeurs continuent donc de mener leurs activités.
Les ministres de l'Intérieur européens se réunissent le 13 octobre 2016. Le ministre de l'Intérieur allemand Thomas de Maizière exige une nouvelle fois que les réfugié.es secouru.es en Méditerranée soient expulsé.es vers l’Afrique du Nord. Selon lui, les demandes d'asile doivent être examinées sur place, pendant que les demandeur.euses sont en attente dans des "hébergements sûrs." Wolfgang Sobotka, son homologue autrichien, réclame "un accord par lequel l'Europe peut renvoyer immédiatement les réfugié.es en Libye." La Hongrie soutient des mesures similaires. Mais l'UE reste divisée sur la question libyenne.
La phase 2 de la mission navale débute le 24 octobre 2016. EUNAVFOR MED est rebaptisée opération SOPHIA, du nom d'un bébé né sur la frégate allemande Schleswig-Holstein. Un navire-école néerlandais et un navire-école italien quittent le port de Catane, en Sicile. Pendant des mois, l'Union européenne a enrôlé en Libye des participant.es pour ses missions de formation. Les candidat.es doivent avoir servi deux ans dans la garde côtière libyenne, avant de s'engager pour deux autres années et prêter loyauté au gouvernement du Premier ministre al-Sarraj. Un contrôle de sécurité est censé empêcher que les djihadistes ne se joignent à eux.
Le 26 octobre 2016, 89 garde-côtes libyens sélectionnés embarquent sur les navires pour une session d’apprentissage de 84 heures : le programme comprend des cours sur les droits humains, le droit maritime, la sécurité maritime, la conservation marine, le sauvetage en mer, la surveillance de la pêche et la langue anglaise, soit douze heures complètes par matière. Les instructeur.trices viennent de Belgique, de Grèce, d'Allemagne et des Pays-Bas. Le HCR et Frontex envoient également des expert.es.
Certains des garde-côtes sont encore issus de l'ère Kadhafi, explique le commandant de SOPHIA, Manlio Scopigno. Ils étaient "bien organisés, désireux d'apprendre et capables d'enseigner". Cependant, ils n'avaient "aucune connaissance des droits humains ou du droit maritime", et n'étaient "pas au niveau des garde-côtes occidentaux", dont ils se distinguaient aussi par leur "attitude très agressive", selon M. Scopigno. "Un comportement moins agressif” constituait donc l’un des objectifs de la mission. L'UE a formé un total de 237 membres de la garde-côte libyenne en 2018.
Les Libyens sont censés attraper les passeurs, tandis que l’expulsion des réfugié.es vers la Libye reste à l’heure actuelle toujours un sujet tabou.
Début février 2017, un rapport de mission interne est rendu public. Rédigé par l'ambassade d'Allemagne à Niamey, la capitale du Niger, le rapport traite des conditions de vie dans les prisons libyennes, où les passeurs détiennent les migrant.es qui avaient l'intention de quitter le pays. "Les exécutions de migrant.es qui ne peuvent pas payer, la torture, le viol, le chantage et l'abandon dans le désert sont à l'ordre du jour", indique le rapport adressé au ministère fédéral des affaires étrangères à Berlin. Il fait état des "violations les plus graves et systématiques des droits humains." Les mots suivants interpellent le grand public : "Des photos et des vidéos authentiques prises avec des téléphones portables documentent des conditions proches de celles des camps de concentration dans les prisons dites privées." Plus loin, les diplomates expliquent leur choix de cette comparaison radicale, ayant appris que les fusillades dans les camps ont lieu à horaires réguliers. Plusieurs de ces prisons privées sont aux mains des milices qui contrôlent certaines parties du pays. Les islamistes, les miliciens et les acteurs étatiques sont tous également impliqués dans le trafic de migrant.es.
A partir de 2016 jusqu'à la mi-2020, la Commission européenne alloue environ 350 millions de dollars à la protection des frontières en Libye. Ce n'est pas suffisant pour Fayez al-Sarraj, le premier ministre sans pouvoir de Tripoli. En 2017, ce dernier demande près de 900 millions de dollars à l’UE pour arrêter les migrant.es ; le général Haftar réclamera même 20 milliards de dollars quelques mois plus tard. Mais les bases des passeurs ne sont pas situées sur le territoire contrôlé par al-Sarraj, qui ne peut donc rien offrir en retour.
La situation en Italie
L'Italie ne peut pas l'accepter. Puisque l'UE n'a pas aidé l'Italie, celle-ci compte sur la coopération avec la Libye. L'Italie est le seul État de l'UE à avoir une ambassade à Tripoli. Lors d'une réunion le 3 février 2017, al-Sarraj promet au Premier ministre italien Paolo Gentiloni de renforcer le contrôle de ses frontières, et d’installer des camps d'où les réfugié.es seront renvoyé.es dans leur pays d'origine. L'Italie lui offre de l’argent.
Le même jour, les chefs d'État européens se réunissent à Malte. Pour la première fois, le tabou qui entoure l’expulsion de personnes vers la Libye est abordé de manière frontale. Il est décidé que la Libye devrait désormais disposer d’un contingent plus nombreux de gardes-frontières, faire plus de formations et installer de nouveaux camps, qualifiés de "capacités et conditions d'accueil adéquates pour les migrant.es."
Tout s’enclenche en l’espace de quelques mois. L'ambassadeur italien auprès de l'UE, Maurizio Massari, avait menacé cette dernière de fermer les ports italiens, mais cela n’aboutit à rien. L'Europe se penche donc sur l’alternative libyenne, qu'elle avait évitée jusque-là. Les garde-côtes libyens sont équipés avec des bateaux pneumatiques, des jeeps, des bus, des gilets pare-balles et du matériel de communication financés par le Fonds fiduciaire d'urgence pour l'Afrique (EUTF) de l'UE. Les conséquences sont meurtrières.
Le 15 août 2017, le Golfo Azzurro, un bateau de l'ONG espagnole de sauvetage en mer Proactiva Open Arms, s'approche des côtes libyennes. Vers 17 heures, un bateau de la garde-côte libyenne approche et se dirige vers le Golfo Azzurro. Son numéro d'identification "654" est visible sur les photos : il s'agit de l'un des six navires de la série Bigliani V que l'Italie a fourni à la Libye ces dernières années. Ricardo Gatti, 39 ans, ancien travailleur social à Majorque et désormais commandant du bateau, convoque l'équipage sur le pont. Le bateau libyen tangue. Des hommes armés sont à son bord. Un contact radio est établi en anglais, exigeant une "autorisation" du gouvernement libyen. "Nous n'en avons pas et nous n'en avons pas besoin", répond Gatti. Les Libyens veulent monter à bord, Gatti refuse. Les Libyens ordonnent alors au Golfo Azzurro de les suivre jusqu'à Tripoli. Sinon, "nous vous prendrons pour cible", menacent-ils, comme le rapporte Gatti. Le Golfo Azzurro obtempère. "Nous savions qu'une fois arrivés en Libye, notre bateau serait condamné", dit Gatti.
Gatti utilise un téléphone satellite pour appeler les ministères de la Défense espagnol et italien, le quartier général de l'opération SOPHIA de l'UE et l'assistant du président du Parlement européen de l'époque, Antonio Tajani. Finalement, après environ une heure, les Libyens s'arrêtent. Le Golfo Azzurro est autorisé à se diriger vers le nord. “ ‘Si vous revenez, on tire', ont-ils déclaré", rapporte Gatti.
C'est le deuxième incident de ce type en l’espace de quelques jours. Le 8 août, le bateau libyen 654 s'était approché d'un autre navire de sauvetage de Proactiva Open Arms. Une vidéo montre les garde-côtes tirant en l'air avec une mitrailleuse, à l’évidence pour faire fuir les sauveteur.euses en mer. Selon M. Gatti, cet incident s'est également produit dans les eaux internationales. "Nous dérangeons vraiment l'UE, mais nous ne la quittons pas. Alors maintenant ils envoient les Libyens", explique Gatti.
Peu de temps auparavant, l'Organisation maritime internationale (OMI) à Londres a reçu une lettre du gouvernement libyen. Cette lettre statue que la Libye sera désormais responsable pour les situations d’urgence survenant dans la moitié sud de la zone maritime entre la Libye et l'Italie. Bien qu'il s'agisse de la norme internationale, la Libye n’a pas pu s’y conformer jusque-là, et l'Italie coordonne les opérations de sauvetage jusqu'à la limite des 12 milles au large des côtes libyennes. Cette situation va prendre fin. "Aucun navire étranger n'a le droit d'entrer" dans la zone sans autorisation, a déclaré le général Abdelhakim Bouhaliya, commandant de la base navale de Tripoli.
Ses forces patrouillent désormais le long des côtes libyennes. S’ils et elles sont repéré.es, les réfugié.es sont arrêté.es et ramené.es à terre. Après un bref accueil par les organisations des Nations unies, le HCR et l'OIM, les réfugié.es retournent directement en enfer : dans les camps d'internement du Département de lutte contre la migration illégale (DCIM) du ministère de l'Intérieur libyen. Les rapports faisant état de "violations extrêmement graves des droits humains" sont crédibles, affirme le ministère fédéral allemand des Affaires étrangères. Les camps sont caractérisés par "une forte surpopulation, de mauvaises conditions sanitaires, des pénuries de nourriture et de médicaments." Le journaliste Michael Obert a rapporté les descriptions horrifiantes faites par les détenu.es de l'un des camps situé près de Zawiya. Il écrit que des femmes ensanglantées lui ont raconté des viols collectifs. Le ministère allemand des Affaires étrangères déclare qu'il n'est "pas possible" de savoir ce qu'il advient des personnes après leur incarcération dans les camps de la DCIM. Amnesty International estime qu'environ 20.000 personnes ont été expulsé.es en 2017. En août 2018, ce chiffre atteignait déjà 29.000, selon un rapport de la mission de l'ONU en Libye. Des images de torture ou de simulacres de fusillade dans les camps sont difusées à plusieurs reprises. En novembre 2017, CNN publie une vidéo enregistrée sous couverture lors d'une vente aux enchères d'esclaves en Libye. De jeunes hommes et femmes noir.es issu.es des camps d'internement sont à vendre.
Pourtant, les soi-disant garde-côtes libyens n'arrêtent pas tous les réfugié.es. Celles et ceux qui réussissent à quitter les eaux libyennes ont une chance de rencontrer des sauveteur.euses en mer, et deviennent alors la cible de l’Italie en particulier. Les initiatives privées ont d’abord été largement sous-estimées, financées par le crowdfunding pour la plupart. Mais de janvier 2016 à mai 2018, selon un décompte de l'OIM, 301.491 personnes ont été secourues en Méditerranée centrale et conduites en Europe, dont 97.236 d'entre elles embarquées par des ONG de sauvetage en mer. Ces ONG sont l'un.e des acteur.trices de premier plan en Méditerranée.
Et elles se sont perfectionnées : une mission de reconnaissance aérienne civile au large des côtes libyennes est lancée en avril 2017. Un avion de recherche de type Cirrus SR22, financé en grande partie par l'Église évangélique d'Allemagne (EKD), la fédération protestante officielle d'Allemagne, est stationné à Malte et baptisé “Moonbird”, l’oiseau migrateur. Il s'agit du dernier projet de l'ONG Sea-Watch, qui a tout récemment lancé une application censée permettre aux réfugié.es de passer des appels d'urgence. Cette technologie soutient les ONG, dans la guerre morale en cours le long de la frontière extérieure de l'UE.
Dans cette guerre, les ONG sont désormais sous le feu des critiques. Le directeur de Frontex, Fabrice Leggeri, affirme que leurs activités "conduisent les passeurs à forcer toujours plus de migrant.es à monter sur des bateaux en mauvais état. Par conséquent, nous devrions questionner le déploiement actuel des mesures de sauvetage au large de la Libye." Sebastian Kurz (Parti populaire autrichien), à l'époque ministre autrichien des Affaires étrangères, parle de "folie des ONG." Stephan Mayer, porte-parole des Affaires intérieures pour le groupe parlementaire CDU/CSU au Bundestag, parle d'un "service de navette" vers l'Italie.
Le gouvernement italien exige que les huit ONG de sauvetage en mer alors actives en Méditerranée signent un code de conduite, ce qui rendrait leur travail beaucoup plus difficile. Lors d'une réunion au ministère de l'Intérieur à Rome, début août 2017, l'ONG allemande Jugend Rettet IUVENTA fait partie des cinq ONG qui refusent de signer. Le lendemain, le centre de contrôle des sauvetages à Rome fait venir le bateau de Jugend Rettet IUVENTA au port de Lampedusa, où il sera saisi par les procureurs de l’Etat. Leur chef d’accusation : "Encouragement à l'entrée illégale". Les organisations de défense des droits humains sont dans l’attente du procès contre les 12 membres de l'équipage, qui s’ouvrira en 2019 à Agrigente, en Italie. Ils et elles risquent jusqu'à 15 ans de prison. En outre, l'Italie pourrait imposer des amendes de près de 17.000 dollars pour chaque personne amenée dans le pays. Le IUVENTA a secouru plus de 14.000 personnes.
De début 2013 à la mi-2018, quelque 681.000 réfugié.es et migrant.es sont arrivé.es en Italie. Si l'Europe avait partagé la charge équitablement, l'Italie, d’après sa taille et sa puissance économique - environ un neuvième de celle de l'UE - aurait dû prendre en charge 75.000 personnes durant cette période. Avec une charge si réduite, les maires italien.nes ayant mené des sit-in ou même des grèves de la faim pour que leurs municipalités ne se voient pas attribuer davantage de réfugié.es auraient été considéré.es comme des nazi.es, ou bien des fous. Mais ce déséquilibre bien réel permet à des hommes et femmes politiques comme Simone Dall'Orto, le maire du parti de la Ligue du Nord de Traversetolo, près de Parme, de rejeter la faute sur l'UE et de menacer de faire une grève de la faim pour protester contre l’accueil de nouveaux réfugié.es. De nombreux.ses politicien.nes locaux.ales ont suivi son exemple.
En 2015, l'UE avait accepté d'accueillir pour les années suivantes un total de 160.000 réfugié.es arrivé.es par la Grèce ou l'Italie, dont 45.000 devaient venir d'Italie. Même si ce nombre aurait été insuffisant, l'UE n'a jamais donné suite. La Hongrie et la Slovaquie ont intenté une action en justice contre l'accord mais sans succès, et refusent toujours d'accueillir un.e seul.e réfugié.e en provenance d'Italie. Sept autres États n'ont pas fait appel, mais n’avaient toujours accueilli aucun.e réfugié.e lors de la clôture du programme en octobre 2018. Dans l'ensemble, les soi-disant relocalisations vers d'autres États de l'UE n'ont permis de soulager la charge de l'Italie que de 12.706 réfugié.es - soit environ un quart seulement du nombre prévu, lui-même déjà dérisoire.
Déjà en 2017, le gouvernement italien avait eu recours à de nouvelles méthodes jamais employées auparavant pour arrêter les mouvements migratoires en Méditerranée. Le ministre de l'Intérieur, Minniti, s'est rendu en Libye avec des valises pleines d'euros afin de persuader non seulement les milices des régions côtières de l'ouest de la Libye de coopérer, mais également les chefs de milice dans les régions désertiques du sud, où le ministre a tenté de convertir les passeurs en chasseurs de primes. Contrairement à son successeur Salvini, Minniti disposait d’un vaste réseau et d’importantes capacités de renseignement. Sa coopération avec les milices allait de pair avec les initiatives des gouvernements européens dans la région du Sahel, dans le sillage du processus de La Valette.
Alors que l'Italie avait entamé une informalisation très efficace des politiques anti-migrant.es sous Minniti, son successeur est un homme de paroles fortes et de gestes symboliques. Lors des élections législatives italiennes de mars 2018, le Mouvement 5 étoiles (Movimento Cinque Stelle, M5S), populiste, et la Ligue du Nord d'extrême droite remportent tous deux une courte majorité. Peu après, les ministres de l'Intérieur Horst Seehofer (Allemagne), Matteo Salvini (Italie) et Herbert Kickl (Autriche) se rencontrent à Innsbruck. Là, les trois ministres discutent de sujets qu’il aurait été totalement impossible d’aborder peu de temps avant : l'Autriche veut faire en sorte qu'aucune demande d'asile ne puisse plus être déposée sur le sol européen. Salvini affirme qu'il refoulera tous les navires transportant des réfugié.es secouru.es en mer. L'objectif principal est de "réduire les arrivées et augmenter le nombre d’expulsions", déclare-t-il. C'est tout ce qui compte désormais.
Si 2015 fut l'été de la migration, 2018 sera celui de la fermeture. Un axe de gouvernements d'extrême droite, de Rome à Budapest en passant par Vienne, est désormais au pouvoir. Et les médias jouent le jeu. L'hebdomadaire allemand Die Zeit publie un essai discutant les pour et contre l’accueil des réfugié.es intitulé "Ou bien devrions-nous simplement nous tenir à l'écart ? Des acteur.trices privé.es sauvent des réfugié.es et des migrant.es en mer. Est-ce légitime ?" Cette question, posée par l'un des journaux les plus réputés du continent, montre à quel point le débat a sombré.
"Tout à coup, on expose deux avis sur la question de savoir s'il faut sauver des personnes en danger de mort ou les laisser mourir", écrit le Süddeutsche Zeitung, qui qualifie cela de "premier pas vers la barbarie". Les mots font rapidement sensation, mais ils manquent leur cible. Le débat n'est pas nouveau, mais ceux qui préfèrent laisser mourir sont désormais au pouvoir. Ils ont créé les conditions qui leur permettent non seulement de mettre en avant leur opinion, mais aussi d'agir honteusement en conséquence.
Le 1er juillet 2018, la capitaine Pia Klemp du navire Sea Watch reçoit un courriel de la direction du port de Malte : son bateau est interdit de navigation. Les navires Lifeline et Seefuchs, de même que l'avion de reconnaissance Moonbird sont aussi bloqués à terre. Le gouvernement maltais explique brièvement qu'il doit "vérifier que tous.tes celles et ceux qui utilisent nos ports respectent les normes nationales et internationales." Pourquoi y a-t-il un doute ? Et pourquoi maintenant ? Au même moment, le capitaine de Mission Lifeline, Claus-Peter Reisch, est accusé de ne pas avoir correctement enregistré son navire à Malte. Les avocat.es de Reisch rejettent cette accusation. D'autres navires sont brusquement privés de l'enregistrement de leur pavillon.
Pendant longtemps, Malte a dû faire face à de très nombreuses arrivées de réfugié.es. Le nombre de personnes accueillies par les autres États de l'UE était insignifiant. En 2014, l'Italie a finalement promis à l'État insulaire d'accueillir les personnes secouru.es dans la zone de sauvetage de Malte. Mais les deux pays n'ont jamais officiellement confirmé cet accord.
Cet arrangement n’est d’ailleurs plus à l’ordre du jour. En juin 2018, l'Italie refoule l'Aquarius de l'ONG allemande SOS Méditerranée. Après une odyssée de plusieurs jours avec 629 personnes à son bord, le bateau est autorisé à accoster en Espagne le 17 juin. Peu après, l'Italie rejette le Lifeline, qui transporte 233 personnes, et exige que les migrant.es naufragé.es soient renvoyé.es en Libye. Mais les organisations de sauvetage refusent catégoriquement d'exposer les passager.es des navires aux mauvais traitements et à l'emprisonnement en Libye. Le Lifeline doit accoster à Malte, dont le gouvernement craint que cela ne se reproduise.
Dans les 72 heures qui précèdent l'arrivée du Lifeline, les politicien.nes maltais.es font tout pour que les réfugié.es puissent être accueilli.es par d'autres États de l'UE. Malte, pays de 122 kilomètres carrés et de 432 000 habitant.es, doit négocier seule ce que l'UE n'a pas réussi à instaurer pendant des années : un système de distribution efficace. "C'était un défi insensé", déclare un fonctionnaire du cabinet du Premier ministre Joseph Muscat. Seule, Malte aurait probablement pu accueillir les 230 personnes présentes à bord du Lifeline, peut-être même un millier d'autres. Mais pas beaucoup plus.
En 2018, les navires de sauvetage ont parfois dû secourir jusqu’à 5.000 personnes par jour en Méditerranée, avant de les conduire en Italie. "Maintenant, tout le monde en Europe clame : notre pays d'abord. Que sommes-nous censé.es faire ?", demande un fonctionnaire maltais. Selon les initié.es du gouvernement de La Valette, l'Italie fut leur première alliée, mais plus maintenant. Bien que personne ne l’affirme ouvertement, voilà la véritable raison pour laquelle Malte bloque les sauveteur.euses en mer, et non à cause d’enregistrements défectueux. Malte constituait la base des sauveteur.euses tant que les réfugié.es pouvaient repartir par la suite, vers une Italie sous régime social-démocrate. Mais Rome n’est plus la seule à avoir les cartes en main.
Les sauveteur.euses sont alors immobilisé.es au port. Parfois, aucun navire de sauvetage n'est présent en mer. L'Italie rejette désormais fréquemment la responsabilité des appels d'urgence, et les renvoie aux garde-côtes libyens.
Si l’on compare au nombre de personnes qui parviennent à atteindre l’Europe, le nombre de mort.es en Méditerranée centrale ne cesse d'augmenter. Au premier semestre 2017, une personne sur 39 s’est noyée. Au premier semestre 2018, c'était une personne sur 20, et en juin de la même année, une personne sur 8.
En mars 2017, tandis que l'Italie dirigée par les sociaux-démocrates accueille encore des réfugié.es tout en réclamant une meilleure répartition, un haut fonctionnaire de l'UE explique à un groupe de journalistes comment l'Europe compte traiter les demandes de l'Italie : rien ne va changer pour le moment. Il n'y a "aucune majorité" favorable à d'autres alternatives.
Le 25 août 2018, les procureur.es italien.nes ouvrent une enquête contre le ministre Matteo Salvini pour séquestration, détention illégale et abus de pouvoir. Sur ses ordres, des réfugié.es avaient été détenu.es sur le Diciotti, un navire appartenant aux garde-côtes italiens. Le 16 août 2018, le navire avait secouru 190 migrant.es en mer Méditerranée, conformément aux normes internationales de sauvetage en mer. Le chef de cabinet de Salvini fait également l'objet d'une enquête après que l'Aquarius, avec son bord 629 passager.es secouru.es, s'était vu refuser l'entrée dans un port italien.
La société civile ne renonce pas non plus. À l'été 2018, le mouvement de solidarité allemand Seebrücke (pont maritime) fait descendre dans la rue des centaines de milliers de personnes qui protestent contre la politique de Salvini. À la suite d'appels lancés par des célébrités, des ONG reçoivent des dons de centaines de milliers d’euros, et peuvent acquérir de nouveaux navires. La pression oblige Malte à les laisser prendre le large. Début novembre, le nouveau navire privé de sauvetage Mare Ionio, battant pavillon italien, atteint les eaux côtières libyennes. L'ONG bavaroise Sea-Eye acquiert un navire plus grand pour de nouvelles missions de sauvetage. Le Sea Watch 3 reprend également la mer, tout comme l'ONG espagnole Open Arms. Même les militant.es de Jugend Rettet, dont le navire a été confisqué par l'Italie et qui risquent de lourdes amendes, veulent continuer : "Nous étudions actuellement les options pour un nouveau déploiement de nos activités", déclare la porte-parole Kira Fischer.
Mais reste à savoir où les sauveteur.euses pourront conduire leurs passager.es. Pendant l'hiver 2017-2018, les navires de secours doivent reprendre la mer, parfois pendant des semaines, car aucun pays ne veut les laisser accoster avec des réfugié.es à bord. La Commission européenne souhaite désormais mettre en place des "plateformes régionales de débarquement" en Afrique du Nord, mais aucun pays n'est disposé à accueillir ces camps. L'UE ne cesse de mentionner la Tunisie, mais le président Béji Caïd Essebsi affirme qu’il en est "hors de question". Son pays "n'a pas la capacité de mettre en place de tels centres et d’assumer les responsabilités de l'Europe", affirme Essebsi. "Dans cette situation, chacun doit porter son propre fardeau".
Mais plus personne en Europe ne veut s’y résoudre.
Matteo Salvini, à la tête du parti d’extrême droite italienne de la Ligue du Nord (LN), tient sa plus importante promesse électorale quelques jours seulement après avoir pris ses fonctions de vice-premier ministre et de ministre de l'Intérieur. En juin 2018, il déclare que les ports italiens ne laisseront plus entrer les navires si ces derniers transportent des migrant.es secouru.es en mer. Les ONG de sauvetage en mer ne pourront voir l'Italie que "sur une carte postale". Il annonce interdire l'approvisionnement en carburant des navires appartenant à ces organisations, et les navires de guerre étrangers transportant des réfugié.es secouru.es en mer se verront également refuser l'accès aux ports italiens. L'administration précédente avait accepté d'accueillir tous.tes les migrant.es secouru.es par les patrouilles européennes. Ce n'est plus le cas, déclare Salvini. "Avec notre gouvernement, la musique a changé". C'est l'escalade d'un différend politique vieux de dix ans, où l'UE a abandonné l'Italie depuis trop longtemps. L'ambassadeur de l'Italie auprès de l'UE, Maurizio Massari, avait déjà menacé de promulguer cette mesure un an plus tôt, le 28 juin 2017. Si l'UE veut éviter que les ports ne se ferment, elle doit payer pour que la Libye renforce sa garde-côte, insiste-t-il. Mais surtout, l’ambassadeur exige que les autres États européens accueillent un nombre nettement plus important de réfugié.es en provenance d'Italie, et qu’à l’avenir les navires transportant des réfugié.es fassent escale dans les ports d'autres États de l'UE. Lors du sommet européen de Tallinn qui a lieu quelques jours plus tard, Berlin, Paris, Bruxelles, Amsterdam et Madrid répondent. Ils refusent. Mais les ministres de l'Intérieur des différents Etats acceptent un plan présenté par la Commission européenne. Outre les objectifs relatifs à l'Italie, le plan comporte 19 points; 11 d’entre eux ne concernent pas l'UE en tant que telle. Il s'agit de mesures de gestion des frontières dans des pays africains comme la Libye, la Tunisie, l'Égypte, le Mali ou le Niger.
À Malte, ce refus persistant a conduit le petit État insulaire à commencer à enfermer les arrivant.es dans des camps ressemblant à des prisons. En janvier 2020, les camps sont tellement saturés que les détenu.es y mettent le feu à deux reprises, en signe de protestation.
Les années post-Salvini et le “protocole de Malte”
En Italie, le gouvernement de la Ligue et du Mouvement Cinq étoiles est dissous à l’été 2019. La nouvelle coalition formée par le M5S et le PD entame des négociations avec Malte, la France, l'Allemagne et la Commission européenne. La "Déclaration de Malte" instaure la règle selon laquelle tous.tes les migrant.es secouru.es de Libye par les navires de sauvetage privés devaient être réparti.es entre les pays participants et y déposer leur demande d’asile dans un délai de quatre semaines. L'Allemagne souhaitait alors accueillir un quart des personnes secourues.
Les gouvernements italiens et maltais peuvent donc décider de déclencher un "cas de redistribution" et de solliciter l'aide européenne. Voici son fonctionnement : dans le cas de l'Italie par exemple, Pietro Benassi, le conseiller du Premier ministre italien, adresse un e-mail à Paraskevi Michou. De nationalité grecque, cette dernière dirige la Direction générale des migrations et des affaires intérieures de la Commission européenne. Elle sollicite ensuite les "points focaux" des gouvernements des pays d'accueil potentiels. Il s'agit actuellement (mars 2020) de l'Allemagne, la France, le Portugal, le Luxembourg, l'Irlande, la Finlande, la Norvège, la Belgique, l'Espagne et la Suède. Ces États forment une sorte de coalition de volontaires en termes d'admission, composée d'un tiers de tous les États de l'UE.
En Allemagne, les courriers de Michou sont reçus par le conseiller en politique étrangère de la chancelière Angela Merkel, Jan Hecker. La directrice générale demande ce qu'on appelle des "exercices d'engagement" - les États doivent déclarer le nombre de réfugié.es qu’ils sont prêts à accueillir. Michou transmet les résultats à Rome ou La Valette ; cette lourde procédure dure un certain temps. À l'automne 2019, le ministre de l'Intérieur Horst Seehofer avait fait pression pour que les autres États acceptent une admission générale, afin de mettre un terme aux négociations au cas par cas. Mais lors de la réunion des ministres de l'Intérieur qui a eu lieu en octobre 2019 à Luxembourg, aucun État n’a voulu s'engager. Michou doit donc continuer à écrire des e-mails - et les réfugié.es doivent attendre.
Une fois que les diplomates de Bruxelles ont tranché sur les lieux qui accueilleront les réfugié.es, Patrick Austin entre en scène. Austin est chef de service à l’Agence de l’Union européenne pour l’asile (EASO), dont les activités se développent actuellement plus vite que la plupart des autres autorités de l'UE. Cela implique que la tâche de quelqu’un.e comme Austin, qui s'occupe de la répartition des demandeur.euses d'asile en Europe, soit loin d’être achevée.
En effet, "ça a longtemps été le chaos", affirme Austin. Il y avait bien les promesses d'admission, mais Malte et l'Italie ont dû tout gérer seules, jusqu'à ce que, des mois plus tard, certain.es réfugié.es ne se rendent dans d'autres pays de l'UE, sans que cela ne permette de véritablement soulager les deux pays méditerranéens. Depuis le "plan Seehofer" lancé à l'automne 2019, une procédure régissant le processus de redistribution a été mise en place. La tâche d'Austin est d’appliquer cette procédure.
En collaboration avec Frontex, les agent.es enregistrent les arrivées de manière biométrique et les inscrivent dans les bases de données des pays d'arrivée. Des tuteur.trices sont désigné.es pour prendre en charge les mineur.es non accompagné.es, qui sont généralement autorisé.es à rester en Italie. Les fonctionnaires de l'EASO demandent aux arrivant.es s'ils et elles souhaitent demander l'asile. "Jusqu'à présent, tout le monde a dit oui", dit Austin. Ce n'est pas étonnant : sans la demande, l'expulsion est imminente. Il en va de même si les arrivant.es n'acceptent pas la relocalisation qui leur est proposée.
Enfin, les employé.es d'Austin établissent une liste présentant une proposition de qui doit être envoyé.e dans quel pays. Les répartitions répondent aujourd’hui à des critères précis, comme par exemple le fait d’avoir des membres de sa famille dans l'un des pays d'accueil, ou bien des "liens culturels" avec le pays, comme les compétences linguistiques par exemple. Les mineur.es, les personnes malades, âgées ou ayant des problèmes de santé mentale sont réparti.es de manière aussi égale que possible. Cela a pour but d'éviter que certains pays choisissent des personnes ayant de bonnes perspectives d'intégration, tandis que d'autres devraient accueillir de nombreuses personnes dont les soins seront coûteux.
Les États examinent ensuite les candidat.es. La France, l'Irlande et le Bureau fédéral pour la migration et les réfugié.es (BAMF) situé à Nuremberg en Allemagne envoient leurs propres agent.es dans les hotspots pour effectuer les entretiens. Le Luxembourg et la Finlande se contentent quant à eux d'une vidéoconférence. A cela s’ajoute un contrôle de sécurité. Ensuite, les personnes peuvent effectuer leur procédure d'asile dans le pays d'accueil. En théorie.
Mais tout est mis en place sur la base du volontariat. "Il n'y a pas d'obligation légale", précise Austin. L'Allemagne a par exemple accueilli environ 500 personnes via cette procédure entre 2018 et janvier 2020; 174 d’entre elles étaient en provenance d'Italie et 327 de Malte. Mais dans le cas où les États ferment la porte à certain.es réfugié.es, ils et elles restent bloqué.es en Italie ou à Malte. La Commission européenne s'est engagée auprès de ces deux États à faire en sorte que tous les naufragé.es pour lesquels des places ont été promises quittent effectivement le pays. Mais l’institution ne dispose d'aucun moyen de pression. "Bienvenue dans le monde de la diplomatie", résume Austin.
D'une part, l'Italie et Malte misent désormais beaucoup sur la coopération avec les soi-disant garde-côtes libyens : ces derniers doivent arrêter les bateaux de réfugié.es et ramener les détenu.es en Libye. Mais dans le même temps, les garde-côtes italiens et maltais portent eux-mêmes secours aux réfugié.es, sans que les personnes secourues ne fassent l’objet d’une redistribution. Il en va de même si les bateaux de réfugié.es arrivent en Europe par leurs propres moyens.
Environ 2.688 personnes sont arrivées à Malte entre janvier et fin juillet 2021. 23.300 personnes sont arrivées en Italie entre janvier et fin septembre de la même année, dont une partie seulement sur des bâteaux de sauvetage privés. Seuls ces derniers sont couverts par le mécanisme de redistribution de l'UE. On peut affirmer que malgré le "plan Seehofer", les deux pays doivent continuer à gérer seuls l'essentiel du problème. Les deux États n'ont donc pas tort d'insister pour que les personnes secourues par les bateaux privés soient au moins rapidement prises en charge par les autres pays de l'UE.
De nombreux observateur.trices pensent qu'il est évident que tous ces obstacles bureaucratiques sont un arrangement visant à entraver les opérations de sauvetage des ONG en Méditerranée. L'Italie, Malte, et les États volontaires jouent chacun.e un rôle différent dans une seule et même tragédie. L'Italie et Malte pourraient aussi simplement faire ce que le gouvernement Berlusconi a fait en 2012 : donner des papiers aux réfugié.es et les laisser passer.