Calais

Publié(e) février 17th, 2021 - écrit par: Thomas Müller

du blog JungleOfCalais

Calais – La frontière britannique externalisée

Depuis plus de deux décennies, le port et la ville frontalière de Calais, dans le nord de la France, sont le théâtre d’une migration non enregistrée du continent européen vers le Royaume-Uni.[1] Alors que dans les années 1990, ce sont souvent des personnes issues des anciennes dictatures communistes d’Europe de l’Est ou des zones de guerre des Balkans qui ont échoué à Calais, par la suite, ce sont surtout des réfugié.es d’Afghanistan et du Pakistan voisin, des pays d’Afrique de l’Est comme le Soudan, l’Éthiopie et l’Érythrée, ainsi que d’Iran et d’Irak ou du Kurdistan. Depuis les années 2000, les personnes originaires de ces régions constituent la majorité de la population de migrant.es temporaires dans le nord de la France, bien que le nombre et la proportion des groupes d’origine individuels aient fluctué. Jusqu’au milieu des années 2010, il s’agissait souvent de personnes qui étaient arrivées en Europe peu de temps auparavant par la Méditerranée ou la route des Balkans, mais par la suite, on a constaté une augmentation du nombre de personnes dont les procédures de reconnaissance dans un autre pays de l’UE - souvent l’Allemagne - avaient échoué, et pour lesquelles le Royaume-Uni n’avait pas été auparavant une destination principale de migration.

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Graffiti au bord de la Grande Jungle avec une peinture murale de Banksy, aujourd’hui détruite, portant la phrase « London calling » (Photo : Th. Müller)

Toutes ces personnes ne vivent pas à Calais même, car d’autres endroits servent également de point de départ pour le voyage vers le Royaume-Uni. Il s’agit notamment de la petite ville de Grande-Synthe proche des installations portuaires de Dunkerque, d’autres ports français, belges, néerlandais et espagnols, de lieux à portée des autoroutes qui y mènent, et des capitales de Paris et de Bruxelles. Calais est donc le centre d’une vaste zone de migration entre (parfois) les ports espagnols de Bilbao et Santander au sud-ouest, le Luxembourg au sud-est, la frontière belgo-allemande à Aix-la-Chapelle à l’est et le Crochet de Hollande au nord.

Calais est également le lieu, dans le noyau historique de l’intégration européenne, où une frontière a été si fortement sécurisée qu’elle ne l’a été qu’aux frontières extérieures sud et sud-est de l’UE. Une des conséquences de ce régime frontalier est l’expansion, semblable à une forteresse, des voies de transport vers la Grande-Bretagne avec des clôtures, des murs, des technologies de surveillance, des patrouilles, des obstacles à la circulation et des glacis, qui a commencé au tournant du millénaire. Un journal local de Calais estime la longueur des clôtures ajoutées depuis 2015 à 65 kilomètres seulement. L’impact de ce régime frontalier : de 1999 à 2020, 299 décès ont été documentés[2] – plus que dans toute autre zone frontalière de l’UE. En outre, l’expansion des installations frontalières a rendu plus rares les voies de migration viables, créant un marché lucratif pour les passeur.euses professionnel.les – appelé.es mafias. Jusqu’au Brexit, la notion de frontière extérieure interne décrivait donc bien cette situation. Depuis la sortie du Royaume-Uni de l’UE, la Manche est devenue une frontière extérieure de l’UE au sens littéral du terme - une frontière extérieure, cependant, où seules les sorties sont empêchées.

De la même manière que l’UE externalise sa frontière extérieure dans sa zone géographique, comme l’Afrique du Nord, en utilisant la mer comme barrière naturelle, le Royaume-Uni a externalisé la lutte contre l’immigration sur le territoire français, la Manche agissant comme une sorte de Méditerranée en miniature. Ici comme là-bas, cela ne met pas fin à la migration, mais oblige les migrant.es à rester plus longtemps près de la frontière et à chercher des voies de migration qui soient encore viables, même si elles sont risquées ou coûteuses. Ces personnes ont d’abord établi des camps de fortune à Calais à la fin des années 1990. La perpétuation de ces camps de fortune a donné naissance à une histoire qui allait attirer l’attention internationale en tant que la Jungle de Calais.

La Grande Jungle de Calais

Le nom Jungle est né à la fin des années 2000. Il est dérivé de ce qui était alors un grand campement dans une forêt - pachtoune : djangal/dzhangal - et est toujours présent dans les noms de nombreux camps, bien qu’il soit plus courant de désigner ainsi des sites de peuplement plus grands, plus complexes ou multiethniques.

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Une des nombreuses zones résidentielles soudanaises dans la Jungle avant son expulsion en octobre 2016 (Photo : T. Müller)

Alors que les premières jungles abritaient quelques centaines, parfois un millier de personnes, un campement particulier créé grâce à l’intervention de l’État s’est rapidement développé au printemps 2015 en un ensemble de tentes, de huttes et de conteneurs de plusieurs milliers d’habitant.es, dans lequel plus de 10 000 personnes vivront un an et demi plus tard, dont de nombreuses personnes sans abri lors d’une procédure d’asile en France ou cherchant à accéder au système d’asile français. Si les autorités ont baptisé la colonie La Lande du nom du terrain vague et de la décharge sur lesquels elle était située, elle est devenue l’incarnation de la Jungle de Calais aux yeux du public ; sa désignation rétrospective comme Grande Jungle reflète également sa dynamique.[3]

La Grande Jungle est constituée en partie d’installations publiques : un centre de jour avec accès aux repas, à l’électricité et aux installations sanitaires (mais pas de refuges), un espace pour l’hébergement des femmes et des enfants mineur.es, et un campement de conteneurs pour les personnes cherchant à accéder au système d’asile français. La majorité des habitant.es vivaient cependant dans une zone « informelle » mais « tolérée » par l’État, pour laquelle les autorités n’ont fourni qu’une infrastructure primitive de points d’eau, de lavabos, de toilettes portables, de conteneurs à ordures et de lampadaires et ont tenté d’établir une sorte de gestion indirecte. Dans cette double structure de campement et de campement, la Grande Jungle ressemblait au camp de la Moria avant son incendie en septembre 2020.

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Une des quelque 70 entreprises commerciales dans la Jungle (Photo : T. Müller)

La prise en charge des résident.es était donc largement entre les mains des exilés eux-mêmes ou était assurée par des organisations locales de la société civile, des ONG professionnelles et une multitude d’initiatives émergeant spontanément. Ainsi, des entreprises, des infrastructures et des institutions informelles ont vu le jour dans la Grande Jungle, dont environ 70 restaurants, magasins, cafés et autres entreprises commerciales, plusieurs mosquées et églises, ainsi que plusieurs écoles informelles, des équipements pour la jeunesse, les loisirs et la culture, un centre de conseil juridique, des points de contact médicaux et psychologiques et un quartier protégé pour les femmes et les familles avec enfants. Une telle différenciation avait déjà commencé dans certaines jungles et squats précédents, mais jamais dans une telle complexité et densité. Cette évolution peut être comprise comme un processus d’urbanisation, comme le début de la transformation de la Grande Jungle en une ville de migrant.es au milieu de l’Europe. Cette compréhension de la jungle comme ville a été analysée par le chercheur en migration Michel Agier et l’architecte Cyrille Hanappe, par exemple, placée dans le contexte global de l’urbanisation informelle et défendue comme une alternative aux structures hermétiques des camps.[4]

La Grande Jungle était également un lieu éminemment politique. Son emplacement même, à côté de l’autoroute d’accès au port de ferry, a fait que la plupart des passagers de ferry l’ont vu de façon éphémère au plus fort de la « crise migratoire européenne ». D’innombrables journalistes - y compris de la presse à sensation britannique agressive - ont visité la jungle, mais ont été de plus en plus perçus comme un fardeau par ses habitant.es : We are not animals, and the Jungle is not a zoo! En même temps, les nombreuses initiatives politiques, scolaires, religieuses, culturelles, artistiques, médiatiques et académiques ont intégré la Jungle dans leurs réseaux respectifs, en faisant un point de référence et un laboratoire pour l’action de la société civile. Le militant et artiste Zimako Mel Jones, après avoir construit une école informelle, a suggéré, sur le plan programmatique, que la Jungle soit rebaptisée « Forum » en raison des connotations coloniales et racistes de ce terme, puisqu’elle était devenue un tel lieu public.

Tout cela ne met pas en perspective le fait que les conditions de vie dans la jungle ont toujours été précaires. Il y avait des pénuries permanentes, de l’exploitation économique et sexuelle, de la criminalité et même des homicides. Des actes de violence collective se sont également produits à plusieurs reprises, comme lorsqu’une grande zone résidentielle soudanaise a été incendiée par certains résident.es afghan.es en mai 2016 sans que la police française n’intervienne. Ces problèmes se reflètent également dans une série d’études empiriques réalisées par l’initiative britannique Refugee Rights Europe, qui s’est notamment penchée sur les expériences de violence et de peur.[5] Cependant, ces entretiens montrent que les gens craignent avant tout la police et qu’ils ont eux-mêmes été victimes de violences policières. Les violations des droits de l’homme par la police, notamment les omniprésentes Compagnies Républicaines de Sécurité (CRS), ont été et sont toujours documentées et dénoncées par des militant.es,[6] des ONG internationales[7] et des institutions gouvernementales comme le Défenseur des droits[8]. Néanmoins, elles ont lieu sans relâche.

Ce bilan de la Grande Jungle est essentiel pour comprendre la situation après son expulsion en octobre 2016 : Si les autorités ont délibérément créé ce lieu afin d’éloigner les exilés de l’espace public de la ville, de dissoudre leurs lieux de résidence dispersés, et de les concentrer au contraire dans un lieu commun à sept kilomètres du centre, elles n’avaient évidemment pas anticipé l’attraction et la dynamique que la Grande Jungle allait déclencher. Son expulsion est devenue une opération logistique de grande envergure, au cours de laquelle la majorité des résident.es a été transférée dans des centres d’accueil et d’orientation (CAO), qui avaient été mis en place dans presque toute la France, à l’exception de la région de Calais. Certains des mineur.es non accompagné.es, qui avaient des parents au Royaume-Uni et dont certains devaient remplir des critères supplémentaires d’âge et de nationalité, ont été autorisés à entrer légalement au Royaume-Uni, mais le gouvernement britannique a rapidement mis fin à cette possibilité.

Depuis l’expulsion, la police s’est concentrée sur la lutte contre les « points de fixation ». Ce terme fait référence aux sites des camps émergents qui sont expulsés de manière précoce et répétée, souvent en même temps que l’enlèvement ou la destruction des tentes, des bâches et d’autres biens personnels, ce qui crée à son tour un stress permanent, l’insécurité et la privation de sommeil pour les personnes concernées. Sur le plan juridique, les expulsions précoces et répétées privent les personnes concernées de la possibilité de demander au tribunal la tolérance provisoire de leur lieu de résidence. L’objectif principal des acteurs étatiques et municipaux était et reste d’empêcher que quelque chose comme la Grande Jungle ne se reproduise jamais.

Calais, un « hostile environment »

En 2013, la ministre britannique de l’intérieur, puis le Premier ministre Theresa May, ont inventé le terme « hostile environments », qui devait être créé pour les « illegal migrants ».[9] L’action des autorités françaises contre les « points de fixation » peut être comprise comme la mise en œuvre de cette demande sur le sol français.

Comme prévu, la destruction de la Grande Jungle n’a pas mis fin à la migration à Calais. L’hiver suivant l’expulsion, plusieurs centaines de personnes de retour à Calais ou nouvellement arrivées vivaient sans aucun abri sous les ponts du centre-ville, sous les balcons, dans les parcs et même dans la verdure des rues. Dans le cadre de leur tactique contre les « points de fixation », la police ne tolère pas l’utilisation de tentes et de bâches de protection, si bien que les gens doivent parfois transporter leur sac de couchage et leurs draps thermiques avec eux. Au cours de ce même hiver 2017, la maire conservatrice Natacha Bouchart a activement entravé les efforts d’aide des organisations humanitaires. La tentative grotesque d’empêcher le Secours Catholique, la Caritas française, de fournir des douches en demandant au maire de bloquer l’entrée de leur centre social avec une benne à ordures est devenue connue au niveau national.

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Camp iranien en décembre 2018 (Photo : Th. Müller)

Dans les années suivantes, le nombre d’exilés a d’abord atteint une fourchette de 400 à 700 personnes à Calais et un nombre généralement un peu plus faible à Grande-Synthe et à Bruxelles. Très lentement, de minuscules camps et points de rencontre ont commencé à se former, les organisations de la société civile s’arrêtant régulièrement pour distribuer des repas et des fournitures de secours et pour donner accès à une assistance médicale et juridique. Les tentatives des autorités pour y mettre fin ont également donné lieu à une bataille juridique, à l’issue de laquelle le Conseil d’État, en tant que plus haute juridiction française, a confirmé l’inhumanité des conditions de vie à Calais et a obligé les autorités à fournir un abri et des soins humanitaires de base. Dans ce contexte, la préfecture a chargé l’organisme d’aide La vie active, qui avait déjà géré le centre de jour et le campement de conteneurs dans la Grande Jungle, avec la fourniture d’eau potable, de repas et d’installations sanitaires. Elle a également assuré des transferts volontaires vers des centres d’accueil et d’examen des situations (CAES) qui, comme les CAO, étaient situés en dehors de Calais. Comme variante de ce logement, un type spécial d’expulsions prétendument humanitaires s’est développé : Dans ces opérations dites de mise à l’abri, les résidents des camps sont généralement emmenés de force dans une CAES, d’où ils reviennent généralement immédiatement. Après le retrait de leurs tentes, ils se trouvent alors dans une situation encore plus précaire.

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Expulsion déclarée comme mesure humanitaire dans le centre-ville de Calais en janvier 2021 (Photo : Human Rights Observers)

En 2018, un point de rencontre commun avec quelques petits camps a vu le jour dans la zone industrielle de la Zone des dunes. Cette zone industrielle avait été le site d’une grande partie de l’activité migratoire de Calais depuis les années 1990, car elle était facilement accessible depuis le port et comprenait de nombreuses infrastructures de transport routier, dont la plupart ont été fermées par la suite ; la Grande Jungle était également située à proximité immédiate de la Zone des dunes. Lorsque le nouveau lieu de rencontre a été évacué en mars 2019, la zone a été bouclée par une énorme clôture. Comme il s’est avéré plus tard, c’était le début d’une clôture de toutes les zones délimitées de la Zone des dunes et des petits bois adjacents d’ici 2020.

Entre-temps, La vie active a maintenu un centre d’accueil avec accès à l’eau potable, aux repas et aux installations sanitaires dans la rue des Huttes, une rue à l’autre bout de la Zone des dunes, non loin de l’ancienne Grande Jungle. Autour de ce centre d’accueil, des exilé.es de différentes nationalités ont créé plusieurs nouveaux camps, occupant une surface considérable en 2019/20 et communément appelés la nouvelle jungle. Le nombre de migrant.es à Calais s’élevait à 1 000 personnes ou plus, dont la plupart vivaient dans la jungle. En outre, il y avait un certain nombre de camps plus petits, notamment sur une friche industrielle à l’hôpital de Calais.

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Expulsion d’un camp érythréen sur un cycle de 48 heures à l’automne 2020, avec le mur de haute sécurité sur la route d’accès au port de ferry en arrière-plan (Photo : Human Rights Observers)

L’action de la police contre les « points de fixation » ne s’est pas arrêtée là, mais a changé de nature, car au lieu d’un nouveau camp, la jungle et les autres camps ont été évacués à des intervalles de 48 heures pour la plupart : lors de ces opérations grotesques, les agent.es ont passé la zone au peigne fin, à partir de laquelle les habitant.es devaient ensuite déplacer leurs tentes et leurs biens de quelques mètres ou les mettre en sécurité dans la rue suivante - s’évacuant ainsi, en quelque sorte, eux-mêmes - afin de revenir à nouveau après la fin de l’opération, jusqu’à ce que la même procédure se répète après deux jours. Pratiquée de manière continue, cela a empêché l’émergence d’abris et d’infrastructures plus permanents qui avaient existé dans la Grande Jungle, a maintenu la précarité des conditions de vie et a établi une routine d’humiliation récurrente. Pour 2019 et 2020, l’initiative des Human Rights Observers a enregistré respectivement 961 et 973 expulsions à Calais, dont la plupart se sont déroulées de cette manière.[10]

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Clôture autour du site de la Jungle dans la zone industrielle de la Zone des dunes après l’expulsion en juillet 2020 (Photo : Th. Müller)

Les 10 et 11 juillet 2020, le ministre français de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a fait déblayer la nouvelle jungle, dont le terrain est désormais également clôturé. Cette expulsion est l’un des premiers actes symboliques du ministre conservateur en fonction et a préparé le terrain pour une réunion avec son homologue britannique Priti Patel à Calais le 12 juillet, qui devait se concentrer sur la lutte contre les passages clandestins de bateaux. Certains des exilé.es se sont installé.es sur le site abandonné de l’hôpital, mais la Hospital Jungle a également été massivement évacuée le 29 septembre 2020. Par la suite, le site du Fort Nieulay, à l’autre bout de Calais, est devenu la cible des autorités. À l’approche du Brexit, les migrant.es ont essayé de trouver une cachette dans un des camions qui risquaient particulièrement de s’y engager.

La répression de Darmanin comprenait également l’interdiction des distributions de nourriture dans certaines parties de Calais, sauf celles effectuées au nom de l’État. La vie active devint ainsi effectivement la seule organisation qui restait autorisée à fournir une assistance dans toutes les parties de Calais. L’interdiction a été initialement imposée pour une période limitée le 11 septembre 2020 et a depuis été régulièrement étendue et géographiquement élargie. L’octroi ou non d’une aide humanitaire permettait désormais de faire de plus en plus pression sur les quelque 700 exilé.es vivant à Calais à l’époque et de réguler leur présence dans les différents quartiers de la ville. Entre-temps, la pandémie de Corona n’a guère changé la situation des exilé.es.[11] Au cours des deux confinements (couvre-feux) de la première et de la deuxième vague, les autorités ont informé les résident.es des camps des règles d’hygiène, de social distancing et des restrictions de sortie, mais les expulsions quotidiennes, la destruction des tentes et l’enlèvement des biens personnels se sont poursuivis sans changement. Des violences policières massives ont également été documentées au cours de ces phases, notamment la blessure grave à la tête d’un homme érythréen par une balle en caoutchouc le 11 novembre 2020.[12] Dans le même temps, les autorités ont utilisé les restrictions de sortie pour entraver la documentation de ces opérations.

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Un petit camp soudanais sous un pont à Calais, photographié le 3 février 2021. Ce camp est également menacé d’expulsion (Photo : Julia Druelle)

Evidemment les autorités de Calais n’étaient pas préparées à la pandémie, qu’elles n’avaient pas accès à un abri adéquat et que les organisations de la société civile étaient laissées à elles-mêmes. Une évacuation des premier.ières habitant.es de la jungle n’était donc prévue que pour le 31 mars, mais n’a pas eu lieu après que cinq cas d’infection aient été connus. Elle a été suivie en avril par un hébergement volontaire et temporaire dans des centres d’accueil spécialement créés à l’extérieur de Calais, d’une capacité de 450 places, dont certains sont revenus peu de temps après. Entre-temps, l’enfermement a entraîné une rupture partielle de la fourniture de repas et a brièvement conduit à des situations de famine. Les organisations de la société civile se sont alors tournées vers la distribution de bois de chauffage et de nourriture pour cuisiner elles-mêmes, tandis que La vie active, agissant au nom de l’État, distribuait des paniers-repas au lieu de repas. Des rapports font état de situations sanitaires catastrophiques au début de la pandémie en Grande-Synthèse, où les autorités ont fait face à la situation de manière similaire. Lors de la seconde séquestration à l’automne, la préfecture a de nouveau mis en place des abris séparés au début du mois de novembre 2020, en plus des voyages de recherche des personnes manifestement malades. Fin 2020, il n’y avait plus de goulets d’étranglement comme au printemps.

L’établissement de la route de la Manche

Au cours des vingt dernières années, il y a eu des tentatives répétées de traverser la Manche en petits bateaux ou même à la nage. Le long métrage Welcome de 2009 a abordé ce sujet avec l’exemple fictif d’un jeune homme qui, après un entraînement intensif, tente de nager et meurt.

Néanmoins, jusqu’en 2018, le transport de marchandises a été la principale voie de migration vers le Royaume-Uni. En partie, les exilé.es ont essayé, individuellement ou en petits groupes, de trouver une cachette dans, sur ou sous un camion ou un train. Souvent, les infrastructures de transport telles que les aires de repos et les stations-service ont servi de point de départ à cette démarche. Avec la sécurisation croissante des voies de transport, ces installations ont été fermées, déplacées ou clôturées, ce qui en a fait une denrée rare pour les exilés. D’une part, les groupes et les contrebandier.ières commerciaux.ales s’appropriaient désormais l’accès à ces sites et exigeaient des contreparties pour l’accès, et d’autre part, l’activité le long des autoroutes se déplaçait loin à l’intérieur des terres, par exemple vers l’autoroute Bruxelles-Ostende, la région de Liège et du Luxembourg. Une variante de cette technique de migration exploite les embouteillages aux abords du tunnel sous la Manche et des ports, ou les crée à travers des obstacles ou en courant sur la chaussée elle-même. L’une des techniques les plus dangereuses était de sauter des ponts sur des camions en mouvement. Des blessures graves et des décès sont survenus et continuent de survenir dans ces contextes sur la route, sur les équipements ferroviaires et dans les cales des navires ; parmi les décès documentés, ce sont les causes les plus fréquentes de décès.

Ces techniques impliquent également de nombreuses tentatives futiles et risquées sur de longues périodes, et parfois même de devoir payer des centaines d’euros pour cela. Une alternative est la contrebande commerciale, par exemple avec l’aide de chauffeurs de camion coopérants, qui est généralement proposée à un prix d’environ 5 000 euros.

En octobre 2018, une nouvelle évolution s’est amorcée qui devait développer dans les années suivantes une dynamique similaire à celle de la Grande Jungle jusqu’en octobre 2016 : l’augmentation des passages de bateaux. Au départ, ce sont surtout les exilés iraniens - et principalement ceux qui sont entrés par voie aérienne et terrestre via la Serbie et qui n’étaient donc pas déjà traumatisés par un passage de bateau - qui ont passé la Manche de cette manière. Ils utilisaient principalement des bateaux gonflables motorisés (Dinghies), dont certains avaient été acquis légalement et d’autres volés. Les passages ont été préparés en partie par des contrebandier.ières commerciaux.ales pour une somme de l’ordre de 3 000 à 5 000 euros, et en partie auto-organisés en petits groupes. Les autorités françaises ont rapidement réagi en rendant plus difficile la vente de bateaux et d’accessoires nautiques tels que les gilets de sauvetage et en invitant le public à signaler les éventuels préparatifs.

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Canot pneumatique sur une plage près de Calais en janvier 2019 (Photo : Julia Druelle)

Le nombre exact de passager.ères du bateau est rapporté différemment par diverses sources officielles et médiatiques. Ce qui est certain, c’est qu’environ 300 personnes ont atteint le Royaume-Uni en bateau en 2018, dont environ 90 % entre octobre et décembre, avec un premier pic pendant les vacances de Noël. Cette situation a vu le début d’une campagne populiste de la part des médias à sensation et des politiciens britanniques qui ont présenté l’arrivée de ces réfugié.es relativement peu nombreux.euses comme une invasion, faisant appel à un puissant récit du nationalisme britannique. Le ministre de l’intérieur de l’époque, Sajid Javid, a estimé que le passage du bateau était un « incident majeur » et a ordonné l’envoi de deux patrouilleurs de la Force frontalière de la Méditerranée à la Manche, tandis que le ministère de la défense a fourni un navire de guerre pour la période allant jusqu’à leur arrivée.[13]

À Londres le 24 Janvier 2019, Javid et son homologue français Christophe Castaner signaient le Joint action plan […] on combatting illegal migration involving small boats in the Englisch Channel.[14] Le plan a réglementé la coopération des deux États dans les opérations de recherche et de sauvetage et dans la surveillance aérienne. La Grande-Bretagne a fourni à la France des fonds pour du matériel de surveillance et des patrouilles en mer, sur les plages et dans la zone côtière. Ce plan visait également à expulser rapidement vers la France le plus grand nombre possible de migrants par bateau. L’idée de dissuader les futurs passager.ères de bateaux par une déportation immédiate a imprégné la politique britannique depuis lors, et devait être radicalisée par le successeur de Javid, Priti Patel, en une demande de refoulement en mer.

Au cours de l’année 2019, les passages en bateau devraient devenir la voie de migration la plus efficace : Au total, elle a géré entre 1 800 et 2 000 personnes, selon les sources, soit un nombre de fois plus élevé que l’année précédente. Au début de ce développement, il y a aussi eu un événement majeur et singulier : le 2 mars 2019, entre 100 et 200 habitants.es de la jungle ont pris d’assaut le terrain du port de Calais, certains d’entre eux montant à bord d’un ferry. L’événement n’a pas été documenté par des journalistes ou des initiatives locales. Alors que les autorités l’attribuaient sommairement à des contrebandiers, un militant de la jungle impliqué nous l’a décrit comme une action de protestation politique, au cours de laquelle les gens ont spontanément saisi l’occasion de monter à bord du ferry, qui se trouvait être ouvert. Dans le processus, certaines personnes auraient été en danger de mort en tombant dans le barattage de l’eau, tandis que d’autres auraient pu se rendre sur l’île, contrairement à ce que les autorités ont dit. Cet événement est surtout pertinent parce que le régime frontalier a été rompu ici - bien que de manière sélective - dans un des lieux les plus fortifiés et les plus surveillés jamais vu dans une action collective.

En 2020, entre 8 400 et 8 700 personnes sont arrivées au Royaume-Uni dans de petites embarcations, ce qui porte le nombre total de ces personnes depuis 2018 à un peu moins de 11 000. Bien que cela représente une proportion relativement faible de l’immigration au Royaume-Uni (où un peu moins de 45 000 demandes d’asile ont été déposées en 2020), cela a sapé la frontière externalisée à une échelle sans précédent. Presque chaque mois, les médias britanniques ont rapporté de nouveaux records mensuels et quotidiens, avec un maximum d’un peu moins de 2 000 passages réussis en septembre, soit 416 personnes dans 28 bateaux le 2 septembre. Dans le même temps, à l’exception du mois de décembre, le nombre de passages mensuels a toujours été plus élevé que les mois respectifs avant et pendant l’année précédente. Alors qu’au début, les passages en bateau concernaient principalement des migrants iraniens, il s’agit maintenant de personnes de pays d’origine très différents, dont le Yémen et divers pays d’Afrique de l’Ouest.

La raison la plus importante de la dynamisation du tracé du canal était certainement la probabilité exceptionnellement élevée de succès à un risque comparativement faible. Toutes les données disponibles sur le taux de passages réussis et empêchés le montrent : Plus de la moitié des traversées, probablement jusqu’à environ 70 %, sont réussies et les chances d’obtenir un droit de rester en Grande-Bretagne par le biais d’une procédure d’asile ultérieure sont également bonnes, malgré les menaces d’expulsion. Dans le même temps, la probabilité de mourir lors d’un passage en bateau est plus faible que, par exemple, en Méditerranée ou en essayant de se rendre au Royaume-Uni en camion ou en train. Parmi les autres raisons invoquées pour expliquer l’augmentation du nombre de passages de bateaux, citons la réduction du trafic de marchandises lors de la première vague de la pandémie de Corona au printemps 2020 et des conditions météorologiques favorables. Les traversées sont également facilitées par la topographie des côtes françaises de la Manche, qui favorise les appareillages dissimulés dans une zone d’environ 150 kilomètres entre Boulogne-sur-Mer et Dunkerque, car elle nécessite un niveau élevé de moyens humains et techniques à surveiller. Le nombre relativement faible de décès est également dû à la fiabilité des garde-côtes. Parfois, les journaux locaux de la région de Calais publiaient chaque semaine des articles sur le sauvetage de migrant.es qui se trouvaient souvent en danger de mort peu après leur départ.

Néanmoins, les passages de bateaux présentent des risques élevés en raison du trafic maritime dense dans la Manche, des forts courants, du brouillard fréquent et des basses températures de l’eau. C’est particulièrement vrai lorsque les gens ont recours à des bateaux inadaptés, à des bateaux gonflables pour enfants, à des autoconstructions de planches de surf ou à des tentatives de nage.

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Installation dans un salon de coiffure dans la Grande Jungle (2016) : navire avec des cartouches de gaz CS vides (Photo : Th. Müller)

Pendant les années 2018 à 2020, treize décès [15] ont été publiés : Le 9 août 2019, Mitra Mahrad, doctorante iranienne, est tombée dans la mer lors d’une opération de sauvetage et s’est noyée. Le 18 août 2019, le corps de Niknam Massoud, originaire d’Irak, a été retrouvé au parc éolien offshore belge Thorntonback, où il avait tenté de nager dans le chenal à l’aide d’un dispositif de flottaison construit à partir de bouteilles en plastique vides. Le 14 octobre 2019, les corps de Hussein Mufaq Hussein et Soran Jamal Jalal ont été découverts sur la plage du Touquet (Pas-de-Calais), qui s’étaient écrasés dans un bateau pneumatique. Le 5 septembre 2020, le nouveau-né Aleksandra H. est mort d’anoxie périnatale après que sa mère enceinte, comme l’a écrit cette dernière dans une lettre ouverte en 2021, ait été détenue avant le départ du bateau, n’ait pas reçu d’assistance médicale pendant des heures malgré les demandes de la police à cet effet, et que l’hôpital qui l’a ensuite soignée ait dû provoquer un accouchement d’urgence mais n’ait pas pu sauver l’enfant. Le 19 août 2020, Abdulfatah Hamdallah a été retrouvé noyé sur la plage de Sangatte, près de Calais. Avec un ami qui a survécu, il avait essayé de traverser le canal dans un bateau gonflable pour enfants en utilisant des pelles comme rames. Le 18 octobre 2020, le corps de Behzad Bagheri-Parvin, originaire d’Iran, qui avait voulu traverser le canal seul, a également été retrouvé à Sangatte. Le plus grand accident à ce jour s’est produit le 27 octobre 2020 au large de Loon-Plage : sept Kurdes irakien.nes des camps de Grande-Synthe près de Dunkerque s’y sont noyés. Parmi eux se trouvait la famille de cinq Rasul Iran Nezhad et Shiva Mohammad Panahi avec leurs enfants Anita (9 ans), Armin (6 ans) et Artin (15 mois). Ces décès ont été et continuent d’être régulièrement instrumentalisés par le gouvernement britannique pour appeler à la « fermeture » de la route de la Manche et légitimer les politiques frontalières existantes.

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Arrivée de réfugié.es au port de Calais après avoir été secourus par la Force frontalière (Photo : Daniel Zylbersztajn-Lewandowski, 2020)

En été 2020, les Channel migrants sont devenu.es un sujet prédominant de la politique de l’intérieur britannique. Le politicien populiste de droite Nigel Farage a navigué dans la Manche pour documenter la prétendue invasion de l’île. De petits groupes, dont certains sont issus de l’extrême droite, ont patrouillé le long des côtes de la Manche. Les avocats britanniques qui sont intervenus avec succès contre les expulsions de migrant.es de la Manche sont devenus la cible de campagnes médiatiques et politiques en tant qu’« avocats militants », qui ont culminé avec l’attaque à l’arme blanche d’un avocat le 7 septembre. Mais en même temps, les bateaux sont devenus un point de référence pour la politique de solidarité, exprimée par exemple dans les initiatives Watch the Channel et Channel Rescue. Ce dernier vise à fournir un navire privé afin de documenter les actions des autorités de l’Etat dans la Manche, en particulier les refoulements craints, et de pouvoir apporter une aide immédiate si nécessaire.

Début octobre 2020, plusieurs médias britanniques ont fait état de considérations du ministère de l’intérieur britannique visant à effectuer des refoulements en mer et à empêcher les bateaux de pénétrer dans les eaux britanniques par une barrière flottante au milieu de la Manche ou même en utilisant une machine à vagues. Les passager.ères des bateaux qui ont réussi à se rendre dans des lieux éloignés devaient être internés dans ces expériences de réflexion, sur le modèle de la « solution Pacifique » australienne ; des îles de l’Atlantique Sud ou d’anciennes plates-formes de forage ont été mentionnées. De tels scénarios ont mis en évidence les processus de radicalisation de la politique migratoire britannique, bien que sous une forme extrêmement déformée : un « régime frontalier sur les stéroïdes », comme le journaliste Tobias Müller le caractérise.

Entre-temps, le gouvernement britannique a négocié d’autres mesures bilatérales avec la France. De son propre chef, le Royaume-Uni a exercé une pression considérable pour obtenir le consentement nécessaire de la France aux refoulements en mer, mais il a échoué, en partie, à cause des doutes de la France quant à leur légalité. Lorsque Patel et Darmanin ont signé un autre accord à Calais le 12 juillet 2020 - suite à l’évacuation de la jungle - il ne faisait que réglementer la « création d’une unité de renseignement franco-britannique sur la question des migrations » L’accord complétait les structures déjà existantes de coopération policière aux frontières et prévoyait le déploiement de douze agent.es supplémentaires.

Un nouvel accord du 28 novembre 2020 est allé beaucoup plus loin.[16] Il promet de nouveaux paiements britanniques de 31,4 millions d’euros à la France et vise à doubler les patrouilles terrestres françaises entre Boulogne, Calais et Dunkerque, à accroître encore les capacités de maintien de l’ordre et à poursuivre les améliorations techniques („rolling out a new wave of cutting-edge surveillance and detention technology“, „including drones, radar equipment, optronic binoculars and fixed cameras“), pour identifier les bateaux avant même qu’ils ne prennent la mer. Selon M. Patel, ces mesures visent „to eliminate the small boats phenomenon“, c’est-à-dire la fermeture complète du parcours du canal.

Progressivement, donc, une sécurisation de la frontière maritime a été mise en place, dans laquelle les mesures nationales britanniques et bilatérales se sont entremêlées. Les chercheur.euses britanniques en migration Thom Tyerman et Travis Van Isacker résument les grandes lignes de cette évolution en octobre 2020. Selon eux,

« [...] Ce projet s’est principalement révélé au travers de la militarisation indéniable de la Manche sous la direction de l’ex-Marine Dan O’Mahoney dans sa nouvelle fonction de Commandant de la Menace Clandestine de la Manche (Clandestine Channel Threat Commander). Une flotte de patrouilleurs côtiers et de vaisseaux patrouilleurs de douane de la Force frontalière coordonne actuellement ses activités avec celles de ses homologues français et des garde-côtes nationaux des deux côtés de la Manche pour intercepter les bateaux des [migrant.es] dès que possible. Des navires de guerre de la marine française ont été déployés tandis que la Marine royale et la Force frontalière mènent des exercices d’entraînement conjoints. Des drones de la société privée de défense Tekever (bientôt remplacée par Elbit) et du ministère de la Défense assurent une surveillance aérienne constante parallèlement aux sorties des avions de la Royal Air Force. En plus de localiser les bateaux qui sont en nécessité d’être secourus, une vidéo publicitaire du ministère de l’Intérieur montre que les images capturées par ces drones sont utilisées pour criminaliser les [demandeur.euses] d’asile et condamner les voyageurs qui pilotent leurs bateaux pour « faciliter l’entrée illégale » ».[17]

Dans le même temps, la Grande-Bretagne a tenté de compenser l’échec d’un accord de refoulement avec la France en forçant l’expulsion des traverses de la Manche. Sous le nom d’« Opération Sillath », le ministère de l’intérieur a préparé des déportations collectives de traverses de canaux vers la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et d’autres pays tiers. Les recherches menées par l’Initiative Corporate Watch montrent[18] que l’accès aux voies de recours était auparavant rendu plus difficile pour les personnes concernées. À plusieurs reprises, les victimes ont résisté à la déportation en s’automutilant et en tentant de se suicider, ce qui a ensuite été fait de manière violente et avec un nombre grotesque de membres du personnel de sécurité. Dans d’autres cas, les avocats ont réussi à arrêter les vols d’expulsion à la dernière minute. Les expulsions ont été effectuées sur la base des règles de Dublin de l’UE, qui ne s’appliquaient toutefois au Royaume-Uni que jusqu’à la fin de la période de transition du Brexit, le 31 décembre 2020. Sur les 1 000 déportations « Sillath » annoncées en août, seules certaines sont susceptibles d’avoir été effectivement réalisées. L’effet dissuasif espéré sur les passager.ères potentiels du bateau ne s’est probablement jamais concrétisé.

En même temps, le traitement des demandeur.euses d’asile au Royaume-Uni montre que le concept des hostile environments est toujours d’actualité chez nous. Un exemple frappant est l’hébergement de plus de 600 Channel crossers dans deux anciennes casernes à partir de l’automne 2020. Les deux casernes pénales près de Tenby, au Pays de Galles, et la caserne de Napier, près de Folkestone, ont depuis fait la une des journaux pour avoir des conditions totalement inadéquates. Un rapport de la Croix-Rouge britannique, basé sur des entretiens réalisés dans les casernes de Penally, affirme que les installations militaires sont totalement inadaptées en raison des expériences traumatisantes vécues par de nombreux réfugié.es dans de tels environnements.

A la caserne de Napier, la situation a pris une tournure très rapide : En quatre mois, il y a eu plusieurs protestations et grèves de la faim, des tentatives de suicide et un incendie majeur. Pour aggraver les choses, ce type d’abri ne répond pas aux normes sanitaires et médicales adéquates, et n’est pas conforme aux règles de distanciation sociale en période de pandémie de Corona. Une apparition de nombreux cas de COVID à la caserne de Napier au début de 2021 le souligne de façon dramatique : Sur 415 habitant.es, plus de 120 ont été infecté.es. Selon le Kent Refugee Action Network, le maintien de la distance nécessaire n’était possible qu’avec une occupation de 150 personnes au maximum.

Il est prévisible que la route du canal continuera à être fréquentée. Son utilisation est susceptible d’élargir le marché de la contrebande commerciale d’une part, et d’encourager les gens à improviser d’autre part, comme l’avait fait, par exemple, Abdulfatah Hamdallah, avec son bateau jouet et Niknam Massoud avec sa construction à partir de bouteilles en plastique. Si la densité accrue des contrôles entre Boulogne, Calais et Dunkerque devait entraîner un déplacement spatial, les bateaux devront parcourir des distances beaucoup plus longues et donc plus risquées. Le recours accru aux cachettes dans les camions est également susceptible d’augmenter le risque de décès. « Loin d’empêcher le passage des embarcations, de sauver des vies ou de mettre fin à l’exploitation, cette sécurisation des frontières à Calais a eu l’effet inverse», résument Tyerman et Van Isacker.

Le régime frontalier et le Brexit

Ces dernières années, on a beaucoup spéculé sur l’impact que le Brexit aurait sur les exilé.es de Calais. Au centre de cette démarche se trouvait l’espoir que le renforcement des contrôles frontaliers et douaniers dans les ports et le tunnel sous la Manche entraînerait d’énormes retards sur les autoroutes, ce qui offrirait de bonnes possibilités de migration tout en légitimant une sécurisation accrue des voies de transport.

En convenant d’une période de transition entre la sortie effective de l’UE le 31 janvier 2020 et le 31 décembre 2020, les effets potentiels de Brexit ont été reportés jusqu’au début de 2021. Toutefois, en prévision d’un scénario sans accord, on a déjà constaté une augmentation des volumes de fret à partir d’octobre 2020, les entreprises cherchant à anticiper les tarifs potentiels, à éviter les procédures bureaucratiques et à amortir les pénuries d’approvisionnement prévues en constituant des stocks. Ainsi, d’octobre à décembre 2020, Calais a effectivement connu l’encombrement prévu, que les réfugié.es ont ensuite utilisé pour poursuivre leur voyage. Au Fort Nieulay, une forteresse historique non loin de la route d’accès de l’autoroute A16 aux installations de chargement du tunnel sous la Manche, des camps se sont formés comme points de départ de cette voie de migration. Les autorités ont réagi par des expulsions, mais surtout par des violences physiques, du gaz CS et l’utilisation de chiens contre les exilé.es sur l’autoroute ou à proximité. Quand le jeune Soudanais Mohamed Khamisse Zakaria est décédé le 19 Novembre, ses compagnon.nes expliquaient : « Mohamed est mort renversé par une voiture alors qu’il tentait d’échapper au gaz de la police à l’arrière d’un camion, véhicule de son désir de rejoindre l’Angleterre le plus rapidement possible ».

Mais que signifie Brexit pour le régime frontalier en tant que tel ?

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Clôtures de haute sécurité au port de ferry de Calais (Photo : Th. Müller)

Un regard sur son histoire montre qu’elle repose moins sur le droit européen que sur des accords bilatéraux entre le Royaume-Uni et la France, qui sont complétés par des accords avec la Belgique si nécessaire. Il montre également que jusqu’en 2019, le régime frontalier était adapté aux migrations à l’aide d’infrastructures de transport sur terre, mais pas en mer. Apparemment, personne ne s’attendait à l’établissement de la route du canal.

Le point de départ historique des accords bilatéraux a été la planification du tunnel sous la Manche qui, pour la première fois, a créé une frontière « sèche » sous la mer. Dans la Traité de Canterbury du 12 Février 1986, les deux États réglaient notamment le contrôle en amont des nouvelles frontières avant les entrées de tunnel vers l’autre État, donc l’externalisation des contrôles britanniques au territoire français et vice versa. Avant l’ouverture du tunnel, le Journal de Sangatte du 25 Novembre 1991 régla les procédures précises pour les trains navette. Un Journal de Sangatte supplémentaire (25 Mai 2000) et le Traité de Le Touquet (4 Février 2003) ont étendu les contrôles aux gares de départ des trains Eurostar à Calais, Paris et Lille et aux ports français de ferries sur les côtes de la Manche et de la mer du Nord. Une réunion trilatérale à Zeebrugge le 26 septembre 2002 a inclus dans ce système les ports belges et la gare de départ des trains Eurostar à Bruxelles. En commençant par le port de ferries de Calais, la fortification des installations de transport a commencé en 2000, dont les coûts sont encore principalement supportés par la Grande-Bretagne. Un accord administratif a suivi lors du sommet franco-britannique à Evian le 7 juillet 2009, qui visait à institutionnaliser la coopération entre les polices des frontières pour lutter contre les migrations et enquêter sur les passeur.euses. En conséquence, une structure de centres de situation communs, de plateformes de communication et d’unités opérationnelles avec des canaux de communication directe avec les ministres de l’intérieur respectifs et de nouveaux instruments de financement a vu le jour. Diverses déclarations communes à partir de 2014, en particulier le document intitulé Managing Migratory Flows (25 août 2015), de la période de la Grande Jungle, témoignent d’une intense coordination stratégique, même dans des domaines apparemment subalternes.

Dans le contexte des négociations du Brexit, les deux États validaient l’immense quantité d’accords en signant le Traité de Sandhurst le 18 Janvier 2018. Le traité a de nouveau élargi le champ de l’action commune et l’a conçue comme un élément d’une « gestion des frontières » beaucoup plus large qui englobe diverses fonctions de politique de sécurité allant de la sécurisation des flux de trafic vitaux à la lutte contre le terrorisme. Jusqu’à présent, les arrangements étaient exclusivement axés sur les terres fixes. Les mesures de lutte contre la piraterie maritime qui suivront à partir de 2019 représentent une extension du régime frontalier terrestre à la mer mais, comme indiqué ci-dessus, continuent à inclure des mesures sur terre.

Comme il est basé sur de tels arrangements intergouvernementaux, le régime frontalier n’est pas directement affecté par le Brexit. Toutefois, la transformation d’une frontière intérieure européenne en une frontière extérieure de l’UE affecte indirectement les exilé.es. Ainsi, la politique britannique à l’égard des migrant.es de la Manche peut être interprétée non seulement comme une réaction à l’émergence de la Manche, mais aussi comme une préparation à la période post-Brexit.

Un autre impact du Brexit sur la frontière a été révélé dans un plan de gestion du trafic par les autorités françaises. Afin de soulager les voies d’accès aux ports de ferries et au tunnel sous la Manche pendant la phase critique de nombreux embouteillages, les camions ont déjà été contrôlés et retenus à l’avance sur des tronçons autoroutiers moins névralgiques. Une condition préalable à ce changement de cap dans le contrôle du fret est l’utilisation de technologies « intelligentes », c’est-à-dire numérisées, aux frontières, dont la mise en œuvre est encouragée par le Brexit.

L’impact principal se fera probablement remarquer dans le domaine du droit d’asile britannique. En décembre 2020, le gouvernement a compensé l’abolition imminente des expulsions de Dublin en modifiant les règles de procédure de la loi britannique sur l’asile. Elle a ainsi créé une base pour exclure de la procédure d’asile Channel crossers et les autres migrant.es arrivant d’Europe continentale, voire les expulser vers des pays tiers qu’ils n’ont même pas traversés. Cependant, comme les accords nécessaires avec les pays tiers font défaut, le nouveau règlement signifie dans un premier temps un affaiblissement du statut juridique des migrant.es dans la procédure de reconnaissance. Toutefois, il faut s’attendre à ce que le Royaume-Uni tente de négocier un système d’accords de réadmission correspondants avec la France et d’autres États de l’UE dans la phase post-Brexit.

En ce qui concerne les passages de bateaux, le gouvernement britannique a abordé le récit nationaliste d’une perte de contrôle de la frontière et a peint l’image d’un système d’asile « brisé ». Cette rhétorique était dans la ligne des Brexiteers conservateur.ices. Comme le Brexit lui-même, la fermeture de la route de la Manche et la réécriture du droit d’asile apparaissent désormais comme des actes visant à restaurer la souveraineté nationale. L’annonce d’une modification radicale du droit d’asile pour la période post-Brexit a imprégné les déclarations de Patel sur la supposée crise des migrations trans-Manche. Il reste à voir ce qu’impliquera cette future loi sur l’asile et ce qu’elle signifiera pour les migrant.es dans les camps de Calais. Ce qui est certain, cependant, c’est que la production d’un « hostile environment » dans la zone frontalière française restera un élément central tacite et inhumain, mais essentiel, de la « gestion des frontières ». La frontière continuera de s’étendre, elle ne mettra pas fin à la migration.

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Un groupe de jeunes hommes irakiens boivent du thé sous une bâche. Ils disent : « We feel so bad here. We’re lacking everything: clothes, tents, wood for the fire, food, … What shall we do? » Enregistré le 08 février 2021 à Grande-Synthe (Photo : Julia Druelle)

Footnotes

  1. Il existe de nombreuses publications sur ce sujet, la plupart en français et en anglais. La vue d’ensemble la plus complète est donnée dans : Michel Agier et al : La Jungle de Calais, Les migrants, la frontière et le camp, Paris, PUF, 2018 (anglais : The Jungle, Calais’ camps and migrants, Cambridge, Polity, 2019). Une source électronique indispensable pour la période à partir de 2015 est le blog https://passeursdhospitalites.wordpress.com/.

  2. Les décès sont systématiquement documentés par le groupe GISTI, qui a présenté une étude à l’automne 2020: https://irr.org.uk/wp-content/uploads/2020/11/Deadly-Crossings-Final.pdf. Elle recense 296 décès. Après la publication, deux autres décès en 2020 ont été connus. En outre, un corps déjà très décomposé a été retrouvé dans le port de Calais au début de 2021. Comme il est fort probable qu’il s’agisse d’un migrant, ce décès a été inclus comme un décès supplémentaire pour la période allant jusqu’à 2020. On peut supposer qu’il s’agit d’un champ sombre.

  3. Outre le livre susmentionné de Michel Agier, voir aussi : Samuel Lequette / Delphine Le Vergos (Hrsg.): Décamper, De Lampedusa à Calais, un livre de textes et d’images & un disque pour parler d’une terre sans accueil, Paris, La Découverte, 2016; Marie Godin et al: Voices from the Jungle, Stories from the Calais regugee camp, London, Pluto Press, 2017; Thomas Müller / Uwe Schlüper: Dynamiken der Jungles, Calais und das europäisch-britische Grenzregime, München: bordermonitoring, 2018 (fr. Dynamique des jungles, de Calais et du régime frontalier euro-britannique); Dan Hicks / Sarah Mallet: La Lande, The Calais ‚Jungle’ and Boyond, Bristol, Bristol University Press, 2019. Sur la politique de solidarité dans la comparaison Athènes-Calais, voir aussi: Natasha King: No borders, The politics of immigration control and resistance, London, Zed Books, 2016.

  4. Cf. Agier et al, a.a.O., S. 129-133, 195-199; Voir aussi Thomas Müller u. Sascha Zinflou: Die Urbanität des Jungle, Calais und die Möglichkeit einer migrantischen Stadt, in; movements 2/2018, S. 129-160 (fr. L’urbanité de la jungle, Calais et la possibilité d’une ville de migrants, en; mouvements.).

  5. https://refugee-rights.eu/reports/the-long-wait et https://refugee-rights.eu/wp-content/uploads/2018/08/RRE_UnsafeBorderlands.pdf. cf. Aussi les études suivantes https://refugee-rights.eu/wp-content/uploads/2018/08/RRE_StillWaiting.pdf; https://refugee-rights.eu/wp-content/uploads/2018/08/RRE_StillHere.pdf; https://refugee-rights.eu/wp-content/uploads/2018/08/RRE_TwelveMonthsOn.pdf.

  6. Cf. entre autre.: https://helprefugees.org/wp-content/uploads/2018/08/Police-Harrassment-of-Volunteers-in-Calais-1.pdf; http://www.laubergedesmigrants.fr/wp-content/uploads/2019/06/Les-Expulsions-de-Terrain-a-Calais-et-aĚ-Grande-Synthe-FR-2.pdf; http://www.laubergedesmigrants.fr/wp-content/uploads/2020/07/HRO-eng-rep2019.pdf.

  7. Cf. entre autre les rapport de Human Rights Watch (https://www.hrw.org/report/2017/07/26/living-hell/police-abuses-against-child-and-adult-migrants-calais) und Amnesty International (https://www.amnesty.org/download/Documents/EUR2103562019ENGLISH.PDF).

  8. Cf. https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/rapports/2015/10/exiles-et-droits-fondamentaux-la-situation-sur-le-territoire-de-calais; https://juridique.defenseurdesdroits.fr/index.php?lvl=notice_display&id=18378&opac_view=-1; https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/rapports/2018/12/exiles-et-droits-fondamentaux-trois-ans-apres-le-rapport-calais; https://defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/cp_ddd_24-09-2020-visite-calais-clairehedon_0.pdf.

  9. Cf. Corporate Watch: The UK Border Regime, A critical guide, London, Freedom Press, 2018, S. 23ff.

  10. Les observateurs des droits de l’homme surveillent en permanence la situation selon un schéma établi. De brefs rapports sur les expulsions individuelles (même de moindre envergure) sont publiés sur Twitter, et le groupe soumet également régulièrement des rapports mensuels et annuels.: http://www.laubergedesmigrants.fr/fr/publications-hro/?fbclid=IwAR3o-RoH2sAFKZ1A1JuiGt8IcHCP9VlU79nxaz_uEqrTPQEiovmXhbzG6h4.

  11. Pour les informations suivantes, voir l’interview de l’activiste Maya Konforti: https://calais.bordermonitoring.eu/2020/05/15/whats-happening-is-crazy-its-inhumane-it-doesnt-work-but-its-going-to-continue/, bien que l’enquête : https://calais.bordermonitoring.eu/2020/10/11/analyse-zum-einfluss-der-pandemie-auf-die-lage-der-exilierten/ et l’article du blog: https://calais.bordermonitoring.eu/2020/11/14/zweite-welle-ein-lagebericht/.

  12. https://passeursdhospitalites.wordpress.com/2020/11/17/lettre-ouverte-redigee-par-la-communaute-erythreenne-le-16-novembre-a-calais/; et en plus https://calais.bordermonitoring.eu/2020/11/22/polizeiuebergriff-mit-schwerverletztem-und-offener-brief-der-eritreer_innen-in-calais/#more-1454.

  13. À propos de la création de la route de la Manche:. Thomas Müller / Uwe Schlüper / Sascha Zinflou: Querung des Kanals, Calais, der Brexit und die Bootspassagen nach Großbritannien, München (fr. Traversée de la Manche, Calais, Brexit et passages de bateaux vers le Royaume-Uni): bordermonitoring, 2019. Pour le développement suivant cf. Tobias Müller: Das Elend von Calais, Der Brexit und die Bootsflüchtlinge, in: Blätter für deutsche und internationale Politik 11/2020 (fr. La misère de Calais, Brexit et les réfugiés de la mer, dans : Blätter für deutsche und internationale Politik), https://www.blaetter.de/ausgabe/2020/november/das-elend-von-calais-der-brexit-und-die-bootsfluechtlinge. Les chiffres cités ci-dessous sont tirés des rapports de la BBC et du Guardian, ainsi que de la compilation d’autres données officielles et médiatiques par le portail Migration Watch - bien que de droite.

  14. https://www.gov.uk/government/publications/uk-france-joint-action-plan-on-illegal-migration-across-the-channel.

  15. À côté de l’enquête par GISTI déjà nommée (3), l’interview avec Maël Galisson: https://calais.bordermonitoring.eu/2021/01/07/ich-halte-das-recht-auf-freizuegigkeit-fuer-die-beste-loesung/#more-1728, complétée par: https://calaismigrantsolidarity.wordpress.com/2021/01/29/in-the-name-of-god-au-nom-de-dieu/.

  16. https://www.gov.uk/government/publications/uk-france-joint-statement-collaborating-on-illegal-migration/uk-france-joint-statement-next-phase-of-collaboration-on-tackling-illegal-migration-28-november-2020; at en plus https://www.gov.uk/government/news/uk-and-france-sign-new-agreement-to-tackle-illegal-migration.

  17. https://www.law.ox.ac.uk/research-subject-groups/centre-criminology/centreborder-criminologies/blog/2020/10/border (traduction faite par l’auteur).

  18. https://corporatewatch.org/cast-away-the-uks-rushed-charter-flights-to-deport-channel-crossers/ et en plus: https://corporatewatch.org/hi-fly/.

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