Erythrée

Publié février 1st, 2021 - écrit par: Simone Schlindwein

De la poudre aux yeux grâce à l’aide de l’UE et à la coopération en matière de migration

Ce petit pays a longtemps été isolé et ses frontières fermées. Des millions d'Érythréen.nes dans le monde entier cherchent à se protéger du régime autoritaire. Depuis l'ouverture de la frontière en 2018, beaucoup de choses ont changé – est-ce vraiment le cas? 

L'Érythrée est l'un des pays les plus petits, les plus pauvres et les plus jeunes d'Afrique. En 1993, les Érythréen.nes se sont battu.es pour obtenir leur indépendance de l'Éthiopie. Depuis lors, les deux pays voisins sont pratiquement enfermés dans une guerre froide avec des frontières fortement armées des deux côtés. Au cours de l'été 2018, les ennemis jurés ont conclu un traité de paix à la surprise générale, et une nouvelle dynamique s'est mise en place. De nombreux Erythréen.nes avaient l'espoir d'une démocratisation de leur pays, ils ont été amèrement déçu.es. Depuis lors, le nombre d'Érythréen.es qui ont fui est plus élevé que jamais.

Jusqu'à présent, le pays de la Corne de l'Afrique était pratiquement isolé de la communauté internationale. La raison : le gouvernement du président Isayas Afwerki est considéré comme l'une des dictatures les plus brutales du continent ; l'Erythrée est souvent appelée la « Corée du Nord de l'Afrique ». Le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté plusieurs résolutions depuis 2009, notamment un embargo sur les armes et des restrictions de voyage pour les membres clés du gouvernement. La coopération au développement entre l'Allemagne et l'Érythrée avait déjà été suspendue en 2007. Cependant, depuis la crise de 2015 dans les Balkans, communément appelée la crise des réfugié.es, elle a été relancée progressivement. Après les Nigérian.es, les Érythréen.nes sont les Africain.es qui présentent le plus de demandes d'asile en Allemagne. Depuis 2015, plus de 75 000 Érythréen.nes ont obtenu l'asile en Allemagne.

« Premier producteur » de réfugié.es en Afrique

Le rapport des Nations unies sur les droits de l'Homme de juin 2016 accuse le régime répressif de commettre des crimes contre l'humanité, d'asservir la population, de la torturer et de la maintenir en prison. L'accent est toujours mis sur ce qu'on appelle le service national, c'est-à-dire le service civil et militaire obligatoire auquel tous les jeunes hommes et femmes sont automatiquement appelé.es après avoir quitté l'école et dont ils ne sont jamais libéré.es. Les Érythréen.nes travaillent comme esclaves pendant pratiquement toute leur vie et, selon un rapport de l'ONU, les femmes sont systématiquement victimes d'abus sexuels dans les casernes. S'échapper de l'armée peut être mortel – et pourtant beaucoup osent le faire.

Selon le recensement de 2010, l'Érythrée ne comptait qu'environ 5,7 millions d'habitant.es. La Banque mondiale estime que plus d'un million d'Erythréen.nes cherchent aujourd'hui refuge en exil. Selon le rapport des Nations unies sur les droits de l'Homme, environ 5 000 personnes fuient chaque mois, ce qui fait de l'Érythrée un « grand producteur » de réfugié.es dans le monde entier – en particulier en comparaison des autres pays africains. 

Le gouvernement de l'Érythrée tire profit de la diaspora : 2% de leurs revenus gagnés à l'étranger doivent être rapatriés par tous les Érythréen.nes conformément à la loi, une soi-disant taxe de reconstruction. Dans une résolution de 2011, le Conseil de sécurité de l'ONU a accusé le régime d'Asmara d'utiliser les recettes fiscales pour financer la milice islamiste Al-Shabaab en Somalie.

Plus d'un demi-million d'Érythréen.nes cherchent à se protéger dans les pays voisins : Soudan, Éthiopie, Ouganda, Kenya, et même dans le pays en guerre civile qu'est le Sud-Soudan. Jusqu'en 2012, Israël était encore considéré comme le pays de destination pour de nombreux Érythréen.nes, mais depuis qu'un nombre croissant de réfugié.es ont été victimes de trafiquants d'organes sur leur chemin à travers le désert du Sinaï et qu'Israël a commencé à déporter des réfugié.es vers des pays tiers africains comme l'Ouganda et le Rwanda, la plupart des Érythréen.nes cherchent des chemins alternatifs. Jusqu'à présent, la plupart des Érythréen.nes ont fui via l'Éthiopie et le Soudan vers la Libye et l'Égypte pour rejoindre l'Europe par bateau en traversant la mer Méditerranée.

Jusqu'en 2018, fuir l'Érythrée coûtait cher et mettait la vie en danger, rapporte Meron Estefanos, directeur de l'Initiative pour les droits des réfugié.es érythréens (ERRI) et fondateur d'une ligne d'assistance téléphonique pour les réfugié.es érythréen.nes en Suède. Selon l’ERRI, fuir Asmara, la capitale de l'Érythrée, était difficile, car la frontière est très éloignée et les mouvements étaient surveillés. Ceux qui pouvaient se le permettre ont soudoyé un.e fonctionnaire du gouvernement ou de l'armée à Asmara avec une plaque d'immatriculation diplomatique ou gouvernementale sur leur voiture et se sont fait.es conduire hors du pays, parfois jusqu'à la capitale soudanaise Karthoum. Selon l'ERRI, le prix pouvait atteindre 6 000 dollars par personne.

De vastes réseaux de contrebande

A l'origine, la plupart des Erythréen.nes ont fui vers le Soudan – jusqu'à il y a quelques années, la frontière était perméable et peu contrôlée. Même les forces spéciales érythréennes ont pu entrer au Soudan sans être remarquées pour arrêter les migrant.es ou pour s'enfuir. Les enquêteur.euses de l'ONU et les autorités policières européennes ont découvert en 2016 que la plupart des réseaux de contrebande qui vont du Soudan vers l'UE via la Libye sont entretenus par des Érythréen.nes. La contrebande et les demandes de rançon sont un énorme commerce : jusqu'au début de 2016, la fuite de l'Érythrée vers l'UE coûtait environ 3 500 dollars, selon les données de l'ERRI. Dans les années qui ont suivi, le prix est passé à 15 000 dollars, car des rançons sont exigées, notamment au Soudan et en Libye, a-t-il dit. Des rapports s'accumulent selon lesquels des réfugié.es érythréen.nes sont kidnappé.es par l'Etat Islamique en Libye et recruté.es de force comme combattants ou vendu.es comme esclaves.

Ces dernières années, les redoutées Forces de Soutien Rapide (RSF), connues pour leur répression brutales des manifestations de Kharthoum, capitale du Soudan, de l’été 2019, sont également chargées de la protection des frontières aux côtés des autorités soudanaises en charge de l’immigration. Les autorités soudanaises chargées de la migration et le RSF ont de plus en plus souvent arrêté et expulsé des réfugié.es et des migrant.es en route vers la Méditerranée. « Les Soudanais arrêtent et expulsent les Erythréen.nes. Tout simplement parce qu'ils.elles veulent montrer à l'UE qu'ils font quelque chose », a déclaré Zecarias Gerrima, directeur adjoint d'Africa Monitors, une organisation érythréenne de défense des droits de l'homme basée en Ouganda qui défend les réfugié.es érythréen.nes et fait des recherches sur leurs itinéraires. « Pourtant, ils savent très bien qu'il n'est pas sûr pour les Erythréen.nes de rentrer chez eux. Ils les envoient à la mort ».

En 2016, le redouté chef de milice Mohamed Daglo, alias Hametti est devenu le chef des gardes-frontières soudanais. Il dirige également les RSF (Rapid Support Forces) mentionnées ci-dessus qui sont considérées comme les forces les plus puissantes au Soudan suite à la chute du dictateur de longue date Omar al Bashir en avril 2019. Les expert.es soudanais.es affirment que la politique européenne en matière de migration a renforcé le pouvoir d’Hametti. Il est considéré comme un criminel de guerre présumé en relation avec le génocide dans la région soudanaise du Darfour, en proie à la guerre civile.

D'un point de vue européen, la coopération avec le Soudan a apparemment fonctionné. L'Office fédéral allemand pour les migrations et les réfugié.es (BAMF) a signalé une baisse significative du nombre de nouveaux.elles demandeur.euses d'asile en provenance d'Érythrée depuis l'ouverture de la frontière entre l'Éthiopie et l'Érythrée en septembre 2018. Auparavant, environ 11 000 Erythréen.nes demandaient l'asile en Allemagne chaque année. En 2018, ce nombre a été divisé par deux. Selon la BAMF, ce nombre a chuté de manière particulièrement drastique après l'ouverture de la frontière en septembre 2018.

Le chemin vers l'Amérique du Sud via l'Ouganda

Mais cela ne signifie pas que moins de gens fuient l'Érythrée. En fait, le nombre de réfugié.es d'Érythrée a doublé, dit Gerrima. Selon ses recherches, jusqu'à 200 000 Érythréen.nes sont arrivé.es rien qu'en Ouganda depuis l'ouverture de la frontière. Ils.elles fuient à travers la frontière ouverte entre l'Érythrée et l'Éthiopie. Cependant, la plupart d'entre eux ne veut pas y rester, selon Gerrima, car « Ils.elles ne font pas confiance à la paix et craignent que l'Ethiopie ne les déporte à nouveau prochainement ».

Depuis que les gardes-frontières du Soudan arrêtent et expulsent de plus en plus d'Érythréen.nes, la plupart d'entre eux évite de prendre la route de l'Europe. « La route vers la Libye est effectivement bloquée », dit Gerrima. C'est pourquoi les réfugié.es érythréen.nes ne sont plus guidé.es vers le nord de l'Europe par des passeur.euses érythréen.nes ou éthiopien.nes, mais vers le sud. Les contrebandièr.es font payer 1 500 dollars pour le trajet en bus via le Kenya jusqu'en Ouganda. L'Ouganda a l'une des politiques les plus libérales du monde en matière de réfugié.es.

Les trafiquant.es érythréen.nes qui opéraient auparavant au Soudan et en Libye ont déplacé leurs opérations vers l'Ouganda. En raison de l'immense corruption qui règne au sein des services d'immigration ougandais, il est facile d'obtenir de nouveaux passeports. De l'Ouganda, on peut voyager sans visa vers les pays voisins ou même vers la Malaisie, pays ami. De là, les visas pour l'Amérique du Sud sont ensuite obtenus par le biais de réseaux érythréens actifs dans le monde entier.

« Les réfugié.es érythréen.nes sont maintenant acheminé.es clandestinement jusqu'en Amérique du Nord », a déclaré Gerrima, un Érythréen en contact avec de nombreux compatriotes sur cette nouvelle route via Facebook et Whatsapp. « Ils.elles partent d'aéroports africains et font des détours vers l'Amérique du Sud – l'Uruguay, par exemple. De là, ils.elles continuent en voiture », explique Gerrima : « Comme ils.elles doivent éviter les contrôles, cela peut prendre un, deux, voire six mois – ou même des années ».

« L'accord de l'UE avec le Soudan et la Libye pour lutter contre la contrebande ne fonctionne pas », conclut Gerrima. « Cela n'a fait que rendre les contrebandièr.es plus intelligent.es. » Aujourd'hui, les itinéraires passent par plusieurs aéroports sur différents continents avec plusieurs visas. « Ce n'est maintenant plus facile à contrôler », dit-il et il alerte : « Si quelqu'un y met autant d'efforts et d'argent, ce réseau restera, même si la paix règne en Érythrée. »

Moins de demandeur.euses d'asile érythréen.nes en Europe

Le déplacement des routes aériennes vers l'Amérique du Sud est donc une conséquence directe de la politique migratoire de l'UE envers l'Afrique. L'UE a donc atteint son objectif : les demandes d'asile des Érythréen.nes en Europe ont diminué de moitié en 2018 en peu de temps.

Dans la plupart des États membres de l'UE, les Érythréen.nes étaient auparavant considéré.es comme le groupe ayant le plus grand nombre de demandes d'asile, après les Syriens et les Afghans. Dans le passé, ils étaient de plus en plus nombreux : en 2010, on comptait environ 4 500 demandes dans toute l'UE, 3 000 d’entre elles ont été acceptées. En 2014, avant la crise dite des réfugié.es, 37 000 Érythréen.nes ont demandé l'asile dans toute l'Europe, et près de la moitié d'entre eux l'ont obtenu. En 2015, le nombre de demandes était encore légèrement inférieur, environ 34 000, tandis que le nombre de reconnaissances passait à 27 000. En 2017, le nombre de reconnaissances a culminé à plus de 33 000. En revanche, en 2018, année de l'ouverture de la frontière et du traité de paix en Érythrée, ils n'étaient que 15 000.

La République fédérale allemande était considérée comme une destination populaire pour les personnes d'origine érythréenne avant même l'indépendance dans les années 1980 : surtout à Francfort, où il existe une communauté orthodoxe érythréenne. L'Office fédéral des migrations et des réfugié.es (BAMF) a encore statué sur environ 12 000 demandes d'asile en 2017, mais toutes étaient explicitement des examens de cas individuels. En 2018, le nombre de demandes d'asile a diminué de moitié, soit environ 6 000. 

C'est une bonne nouvelle pour le gouvernement allemand et l'UE. Au vu de l'accord de paix entre l'Érythrée et l'Éthiopie, les hommes et femmes politiques européen.nes ont espéré que la libéralisation s'installerait également au sein de la dictature et que bientôt moins de gens fuiraient. Le BAMF confirme sur demande : l'Érythrée n'est pas encore considérée comme un pays d'origine sûr. Cependant, des employé.es de la BAMF, en collaboration avec l'agence sœur suisse SEM (Secrétariat d'État aux migrations), ont entrepris un voyage de délégation à Asmara en 2016 pour sonder les risques éventuels de rapatriement.

Selon le rapport final, « Pour les rapatrié.es volontaires de l'étranger qui avaient auparavant refusé le service national, déserté ou l’avaient quitté illégalement, les dispositions légales draconiennes ne sont apparemment pas appliquées actuellement s'ils.elles ont déjà réglé leur relation avec l'État érythréen. Une nouvelle directive, non publiée, prévoit que ces personnes puissent revenir en toute impunité. Il est probable que la grande majorité des personnes, qui sont retournées volontairement dans le cadre de cette directive, n'a en fait pas été poursuivie. Cependant, il y a des réserves : Comme la directive n'est pas publique, il n'y a pas de sécurité juridique », indique le rapport. Cela reflète une tendance en Europe à essayer de dépeindre la situation en Érythrée comme « pas si mauvaise ». Des tendances similaires peuvent être lues dans les rapports des autorités danoises, britanniques, norvégiennes et canadiennes de l'immigration.

Une communication interne de la Commission européenne au Parlement européen sur le nouveau partenariat dans le cadre de l'Agenda européen sur les migrations a désigné l'Érythrée comme « pays prioritaire » peu après la crise des réfugié.es de 2015. « Combattre les causes de la fuite » est le nouvel objectif des Européen.nes, c'est pourquoi l'UE et surtout le gouvernement allemand tendent une main secourable au président Afwerki.

Une coopération plutôt bonne

En décembre 2015, le ministre fédéral du développement, Gerd Müller, est devenu le premier ministre allemand à se rendre dans la capitale Asmara en 20 ans et il y a rencontré le président Afwerki : « Nous pouvons aider l'Érythrée à stopper l'exode des jeunes en améliorant les conditions de vie sur place et, si possible, en leur ouvrant des perspectives de retour. Nous proposons des entretiens et explorons les possibilités d'assistance, par exemple en matière de formation professionnelle. Mais cela ne peut se faire que si le gouvernement érythréen introduit des réformes économiques et politiques et améliore la situation des droits de l'Homme », a déclaré Mme Müller lors d'une conférence de presse. En réponse, des délégations du gouvernement érythréen se sont rendues à Berlin et à Bruxelles. En septembre 2016, ce ne sont pas un mais deux ministres et l'influente conseillère présidentielle Yemane Gebreab qui ont inauguré une nouvelle ère de « partenariat bilatéral » à Berlin, tandis que des réfugié.es érythréen.nes manifestaient devant les portes.

Peu après le voyage de la ministre allemande du développement, Mme Müller, à Asmara, l'UE s'était engagée, dans un accord de janvier 2016, à verser 200 millions d'euros sur le fonds de développement FED de l'UE au cours des cinq prochaines années, dont 170 millions pour l'énergie et l'électricité et 20 millions pour l'amélioration de la gouvernance. L'Érythrée est également un pays bénéficiaire des 45 millions d'euros budgétisés dans le cadre du « processus de Khartoum » et de ses mesures pour une « meilleure gestion des migrations » (BMM).

Paroles en l’air envers l’UE ou véritable engagement? 

L'aide de l'UE est censée inciter le gouvernement d'Asmara à entreprendre certaines réformes – c'est ce qui ressort de plusieurs petites questions posées au gouvernement allemand sur l'Érythrée. Une « recommandation » clé de l'UE est de réformer le service militaire controversé et de réduire la durée du service à 18 mois, comme le stipule la constitution. Le président Afwerki a fait une déclaration positive à la communauté internationale de son intention de mettre en œuvre ces réformes prochainement. En revanche, les jeunes hommes qui ont fui le service militaire après l'accord de paix disent que la situation dans l'armée s'est encore aggravée, et qu’il n'y a aucun espoir de changement.

Dans un article, l'agence de presse Reuters cite des sources anonymes au sein du gouvernement érythréen qui affirment que la promesse faite à l'UE n'était qu'une promesse de pure forme. « C'est ce que notre président a promis à l'UE et non à nous, Érythréen.nes », a déclaré Estefanos de l'initiative pour les réfugié.es ERRI, en critiquant la politique de l'UE. « Un changement de gouvernement n'est possible que si aucune somme d'argent n'est versée à l'Erythrée et si des sanctions supplémentaires sont imposées », dit-elle.

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