Tunisie

Publié(e) octobre 5th, 2020 - écrit par: Sofian Philip Naceur

Informations générales et brève description du pays

En termes de superficie, la Tunisie est le plus petit des cinq Etats nord-africains bordant la rive sud de la Méditerranée. Le pays a des frontières avec la Libye au sud-est, l’Algérie à l’ouest et au sud-ouest de son territoire. A côté de l’arabe, la langue officielle, le français est présent dans les zones urbaines et largement parlé au sein de l’administration et du secteur de l’éducation. En 2018, la population s’élevait à 11,55 millions d’habitant.es. Il n’existe pas de statistique fiable sur le nombre de migrant.es en situation irrégulière vivant dans le pays mais les estimations vont de 50,000 à 75,000 personnes. Ces chiffres ne prennent pas en compte les centaines de milliers de citoyen.nes libyen.nes qui, depuis 2011, ont fui leur pays en guerre.

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Plage à Zarzis © Sofian Philip Naceur

La Tunisie est un Etat fortement centralisé, tant sur le plan politique qu’économique Depuis la révolution de 2011, des personnalités issues de la sphère politique, de la société civile et des collectivités locales ont appelé avec de plus en plus d’insistance à un processus de décentralisation politique, et surtout à une répartition plus juste de l’investissement public et privé. Jusqu’à maintenant, aucune amélioration notable n’est cependant à constater. Cela fait plusieurs décennies que les régions de l’ouest et du sud sont négligées et mal reliées au reste du pays, alors que les régions côtières et touristiques disposent d’un bon réseau d’infrastructures de transport. Les fréquentes coupures d’électricité et d’eau dans l’ouest et le sud du pays provoquent régulièrement des mouvements locaux de protestation contre la mauvaise gestion de l’administration publique – dont les exemples les plus récents sont ceux ayant eu lieu fin 2019 à Sidi Bouzid et Tataouine, ainsi que pendant la crise du Covid-19 en mars et avril 2020. Les régions du sud et de l’ouest sont aussi systématiquement lésées en termes d’investissement public de santé et d’éducation. 

Situation politique et économique

La révolte de grande ampleur qui a éclaté après que le vendeur de fruits et légumes Mohamed Bouazizi se soit immolé à Sidi Bouzid en décembre 2010 a forcé le vieux dictateur Zine el-Abidine Ben Ali à démissionner en janvier 2011, après quatre semaines de manifestations dans tout le pays. Ce départ a ouvert la voie à un processus de transition politique qui est toujours en cours aujourd’hui. L’une des étapes de ce processus de transition a été l’adoption, en 2014, d’une nouvelle Constitution mettant fin au système présidentiel autoritaire et faisant officiellement de la Tunisie une démocratie parlementaire. Le gouvernement, constituant de jure la partie la plus puissante du pouvoir exécutif, est désormais élu par le Parlement et non plus nommé par le chef de l’Etat. Le président de la République, librement élu, ne dispose d’un pouvoir exécutif que dans les domaines de la politique étrangère, de la défense et de la sécurité nationale. Toutefois, les lois votées par le Parlement doivent être signées par le président pour entrer en vigueur.

Tout au long de la législature s’étendant de 2014 à 2019, le président Béji Caïd Essebsi et le Premier ministre Youssef Chahed se sont disputés le pouvoir. Profitant des ambiguïtés de la Constitution, Essebsi a interprété de manière proactive certaines dispositions de la Constitution. En raison des échecs répétés du Parlement à obtenir la majorité des 2/3 requise pour la nomination des juges, la nouvelle Cour constitutionnelle ne peut pas encore siéger au complet ni remplir ses fonctions. Par conséquent, les ambiguïtés du texte constitutionnel concernant la répartition du pouvoir exécutif entre la présidence et le gouvernement demeurent, affaiblissant ainsi le processus de transition politique.

Le pays a cependant progressé depuis 2011 sur la voie des droits humains et des libertés civiles. La liberté de réunion, la liberté de la presse et la liberté d’expression sont garanties, et des partis politiques peuvent être librement créés et enregistrés. Les droits des femmes ont aussi progressé, bien que des décalages importants subsistent entre la loi et la manière dont elle est quotidiennement appliquée. Depuis 2019, le mouvement national pour les droits des femmes s’est à nouveau mobilisé massivement, appelant notamment à agir avec plus de fermeté et de cohérence contre les agressions, les violences et le harcèlement sexuel. Les crimes de Ben Ali et de son prédécesseur Habib Bourguiba sont traités par un système de justice transitionnelle mis en place après 2011. Le travail des 13 chambres du tribunal spécifiquement mis en place pour le processus de justice transitionnelle est cependant constamment saboté par les autorités et les instances d’Etat.

Les progrès enregistrés dans les domaines des libertés civiles et des droits humains sont loin d’être gravés dans le marbre. Ils sont systématiquement remis en cause par des forces politiques autrefois proches de Ben Ali, qui militent de plus en plus ouvertement pour le rétablissement d’un Etat fort et qui appellent au remplacement du système parlementaire par une République présidentielle. Ce discours est alimenté par une opinion publique largement hostile aux partis politiques ; neuf ans après la révolution, ceux-ci sont discrédités et considérés comme incapables de répondre aux problèmes économiques et socio-économiques. Les parlementaires et les partis politiques de tous bords sont accusés d’être avant tout intéressés par les luttes de pouvoir et les conflits autour des postes gouvernementaux, et de négliger les problèmes économiques et sociaux urgents du pays. Depuis les élections parlementaires de 2019, l’appareil d’Etat et les branches législative et exécutive du gouvernement connaissent une paralysie sans précédent. Il a fallu quatre mois au Parlement, après les élections, pour s’accorder sur le nouveau gouvernement. L’assemblée est fortement fragmentée et, du fait d’un climat hautement politisé, les prochaines élections ne devraient pas permettre la constitution d’un Parlement plus homogène. Cette situation fait que tout gouvernement exerçant dans un futur proche ne pourra s’appuyer que sur une faible majorité parlementaire et aura donc une capacité limitée à gouverner effectivement les affaires intérieures, étrangères et économiques du pays.

Depuis plusieurs années, la situation économique du pays s’aggrave, et les distorsions socio-économiques se sont encore creusées depuis 2011. La Tunisie est fortement dépendante du commerce avec l’Europe. Alors que l’Europe représente les ¾ des exportations tunisiennes, l’Algérie ne compte que pour 4,4% et la Libye pour 1,5% des échanges de biens et services. Le Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie, Mauritanie et Libye) constitue l’une des régions à plus faible intégration économique au monde. Bien que la Tunisie appelle de plus en plus au renforcement de la coopération économique régionale, les initiatives font toujours défaut pour traduire de manière appropriée ces demandes en changements réels, et réduire ainsi la dépendance à l’égard des importations européennes. Cela fait déjà plusieurs années que la Tunisie et l’Union européenne (UE) négocient un accord de libre-échange (ALECA) qui lierait le pays encore plus étroitement au marché européen. Le projet actuel d’accord dans le cas où celui-ci entrerait en vigueur sous sa forme actuelle – risquerait d’avoir des conséquences désastreuses pour les secteurs agricole, manufacturier et industriel en Tunisie.

Malgré les réformes structurelles imposées par l’accord de prêt du Fond monétaire international (FMI) à la Tunisie, qui ont fortement aggravé les distorsions socio-économiques ces dernières années, le pays a atteint une relative stabilité économique en 2019. La dette publique est passée de 41% du PIB en 2010 à 77% en 2018, mais elle est légèrement redescendue en 2019 pour la première fois depuis des années. Le budget de l’Etat est lourdement déficitaire, tandis que l’inflation dépassait les 6% en 2019. En 2018, le paiement de la dette a représenté 22% des dépenses publiques. Les politiques d’austérité imposées par le FMI ont entraîné des coupes budgétaires et des augmentations d’impôts qui ont régulièrement déclenché des mouvements de protestation, notamment dans les régions les plus pauvres. L’équilibre économique de la Tunisie demeure dépendant également du secteur touristique, qui assure des rentrées de devises étrangères et fournit des centaines de milliers d’emplois. Le secteur a peu à peu repris son activité après les attaques terroristes de 2015 à Tunis et Sousse, mais la crise du coronavirus en 2020 a imposé un arrêt complet du tourisme et a entraîné une chute sans précédent les entrées de devises étrangères. On estime que les conséquences de la pandémie sur le tourisme, sur le marché formel et informel du travail et sur les performances macroéconomiques de la Tunisie dans son ensemble devraient fortement accélérer la crise économique.

Dans la province de Kasserine, au sud-ouest du pays, des groupes extrémistes violents continuent d’opérer, tandis que plusieurs milliers de Tunisien.nes ont rejoint les rangs du soi-disant « Etat islamique » en Syrie et en Irak, ainsi que des groupes extrémistes présents en Libye. C’est aussi par peur que leur retour en Tunisie ne vienne alimenter à nouveau les activités des groupes extrémistes opérant dans le pays que la Tunisie a renforcé sa coopération avec l’UE et les Etats-Unis. Dans la soi-disant « guerre contre le terrorisme », la Tunisie s’appuie sur une coopération toujours plus étroite avec les Etats-Unis dans le cadre de programmes d’aide à la formation et à l’équipement tels que l’ICCM (Contre-terrorisme international et Mécanisme de renforcement des capacités contre la violence extrémiste) ou l’ATA (le Programme d’assistance anti-terroriste), à travers lesquels la Garde Nationale tunisienne est formée et équipée.

Flux migratoires

Pendant plusieurs décennies, la Tunisie a principalement été un pays d’émigration. En 2014, 12% de la population tunisienne vivait à l’étranger, dont 80% en Europe. Les envois de fonds en Tunisie représentaient environ 5% du PIB en 2014, soit 2 millions d’euros, et constituaient une part indispensable de l’économie tunisienne. La migration illégale de Tunisien.nes vers l’Europe a commencé dans les années 1990 et s’est intensifiée après 2011. Rien qu’en 2011, plus de 25,000 Tunisien.nes ont traversé illégalement la Méditerranée vers l’Italie. Après 2011, le nombre de Tunisien.nes intercepté.es par les garde-côtes tunisiens et italiens a baissé, avant de fortement augmenter à nouveau à partir de 2017. La volonté d’émigrer illégalement reste forte, notamment chez les jeunes Tunisien.nes issu.es des régions les plus pauvres, en raison de la mauvaise situation socio-économique du pays et des faibles perspectives d’avenir.

Depuis 2015, la Tunisie constitue un pays de transit de plus en plus important pour les réfugié.es des pays africains. Cette évolution a été renforcée par l’expansion du régime frontalier de l’UE dans la Méditerranée ainsi que par les guerres au Mali et en Libye. Le conflit en Libye, en particulier, continue d’avoir des répercussions directes sur la Tunisie. Immédiatement après le début de la guerre, plus de 350,000 personnes ont fui vers la Tunisie, dont près de 100,000 Tunisien.nes qui travaillaient alors en Libye. Au plus fort de la crise, plus d’un million de citoyen.nes libyen.nes ont fui vers la Tunisie, mais il est difficile de déterminer combien d’entre eux et elles résident encore dans le pays aujourd’hui. Des dizaines de milliers de réfugié.es et de migrant.es de pays tiers qui travaillaient en Libye avant le début de la guerre ont aussi fui en Tunisie. Depuis 2018, de nouveau, des travailleurs et travailleuses réfugié.es et migrant.es ayant été exposé.es pendant des années à des mauvais traitements, de la torture, de l’extorsion et des conditions de détention désastreuses en Libye fuient de plus en plus vers la Tunisie.

La “harga” tunisienne: un manque de perspectives et un processus de transition hésitant

La “harga” tunisienne (“harga” signifie « brûler » en arabe, c’est-à-dire brûler les frontières) vers l’Europe s’est surtout intensifiée dans les années précédant la révolution, puis de nouveau après 2017. Le nombre d’arrivées de Tunisien.nes en Italie a baissé de façon significative entre 2013 et 2016. Depuis 2017, ces chiffres sont de nouveau en forte hausse. La Tunisie a pris la seconde place des pays d’origine en 2018, avant de se hisser à la première place en 2019 en représentant près du quart des 11 471 personnes arrivées illégalement en Italie – même si le nombre d’arrivées enregistrées en Italie a dans le même temps diminué de plus que de moitié par rapport à l’année précédente en termes de valeurs absolues. Les chiffres de janvier et février 2020 montrent que la hausse se poursuit, bien que la pandémie du coronavirus ait ensuite significativement réduit les flux de migration irrégulière partant des rives tunisiennes dans les mois qui ont suivi. Ce mouvement continu de la « harga » tunisienne s’explique principalement par des raisons économiques et socio-économiques. En 2018 et 2019, le taux de chômage s’élevait à 15% en Tunisie et le taux de chômage des jeunes dépassait les 35%. Alors que les emplois dans l’économie informelle sont généralement précaires et mal payés, même les diplômé.es universitaires peinent à trouver un emploi qui corresponde à leurs qualifications. Environ 260 000 diplômé.es étaient au chômage fin 2018.

La désillusion liée au soulèvement populaire de 2011 contribue aussi à pousser les Tunisien.nes hors de leur pays. Dans beaucoup de régions, la transition politique était liée à l’espoir d’une amélioration de la situation politique mais aussi à celle des perspectives économiques et socio-économiques de toutes les couches de la population. Depuis 2011, cependant, aucun gouvernement n’a été capable de combler les inégalités de revenus, de s’attaquer efficacement au chômage, de rendre plus juste la répartition des investissements sociaux ou de remédier au manque d’infrastructures dans les régions les plus pauvres. En outre, les mouvements sociaux dans le sud du pays (qui avaient déjà commencé sous Ben Ali) pour plus de développement économique, d’investissements dans les infrastructures et les services publics, ainsi que pour consacrer une part plus juste des bénéfices tirés de l’extraction de matière premières (notamment l’industrie du phosphate) à ces régions, ont jusqu’à présent échoué à amener de réels progrès. La destruction de l’environnement que cause l’extraction de phosphate, de sel, de pétrole ou de gaz dans le sud de la Tunisie prive encore davantage les populations de leurs moyens de subsistance. La pollution massive des sols, de l’air et de l’eau dans la région de Gabès causée par le traitement du phosphate a par exemple détruit le secteur de la pêche dans toute la région et contaminé des zones entières de Gabès et de sa banlieue avec des substances hautement toxiques.

La crise libyenne et l’évolution des flux migratoires en Tunisie

De presque toutes les régions côtières de la Tunisie ont lieu des tentatives de traversée irrégulière de la Méditerranée vers les îles italiennes de Sicile, de Lampedusa et de Pantelleria. Jusqu’en 2015, les traversées à partir du territoire tunisien concernaient presque exclusivement des citoyen.nes tunisien.nes. Entre 2011 et 2015, les autorités du pays ont enregistré seulement 3% à 5% de personnes non-tunisiennes sur les bateaux interceptés en Méditerranée. Entre 2016 et 2018, ces chiffres ont augmenté à 9% puis 11%, avant d’atteindre 33% en 2019. La grande majorité de ces migrant.es intercepté.es en Tunisie sont arrivé.es par la Libye. Les garde-côtes interceptent régulièrement des bateaux ayant pris la mer en Libye avant de dériver dans les eaux tunisiennes à cause d’une panne de moteur ou de mauvaises conditions météorologiques. Cependant, la majorité des personnes qui fuient vers la Tunisie arrivent sur le territoire en franchissant la frontière terrestre avec la Libye, généralement par les deux points de passage officiels de Ras Jedir et Dehiba ou en empruntant le no man’s land entre les deux.

Depuis la fin de l’année 2018, les flux migratoires entre la Libye et la Tunisie se sont considérablement accrus. Au cours des onze premiers mois de l’année 2019, 724 personnes secourues ou interceptées en mer ont été enregistrées auprès de l’agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), alors que ce chiffre s’élevait à seulement 290 personnes en 2018. Alors que l’UNHCR n’avait enregistré que 79 nouvelles personnes en 2015, ce chiffre s’est élevé à 296 en 2017, 579 en 2018 puis 2048 en 2019. Fin 2018, les autorités des Nations unies (ONU) ont comptabilisé environ 1200 réfugié.es et demandeurs et demandeuses d’asile sous leur mandat, mais ce chiffre a atteint 4974 personnes en mars 2020. La plus grande part d’entre eux.elles sont des citoyen.nes syrien.nes (38,3%), suivi.es par des ressortissant.es de Côte d’Ivoire (28,3%), du Soudan (6,5%) et d’Erythrée (5,5%). Le nombre croissant de réfugié.es et de personnes demandant l’asile présent.es en Tunisie est dû au conflit en Libye et notamment à l’intensification des combats autour de la capitale, Tripoli, en avril 2019 (puis de nouveau en décembre 2019). A la même période, la soi-disant garde côtière libyenne, qui est massivement soutenue par du matériel et des formations de l’UE, a élargi ses activités et intercepté plus de 9000 personnes en mer (en 2019) avant de les renvoyer en Libye. La guerre qui fait rage dans le pays, qu’alimentent la Turquie, l’Egypte, la Russie ainsi que l’UE et certains de ses Etats membres, ainsi que les perspectives de plus en plus faibles de réussir à traverser la Méditerranée, poussent de plus en plus de migrant.es à fuir vers la Tunisie.

Durant cette même période, le gouvernement à Tunis a mis en place des mesures préventives pour faire face à une éventuelle augmentation du nombre de réfugié.es fuyant la guerre en Libye. En coopération avec l’UNHCR et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), le gouvernement a élaboré un plan d’urgence en 2014 afin de se préparer au scénario selon lequel la guerre en Libye déclencherait un nombre important de réfugié.es et de personnes migrant vers la Tunisie. En plus de dispositions d’urgence dans les villes sud-tunisiennes, le plan prévoit la mise en place d’un camp de réfugié.es d’une capacité de 25 000 personnes (ou 50 000 selon d’autres sources) dans la province de Tataouine, une région désertique située dans le sud de la Tunisie à proximité de la frontière avec la Libye. Les autorités tunisiennes essayent d’éviter la mise en place d’un tel camp pour plusieurs raisons, mais le gouvernement a déjà lancé des préparatifs de terrain pour éviter un scénario similaire à celui qui s’était produit en 2011 lorsque la guerre avait éclatée en Libye.

Au début de l’année 2011, des centaines de milliers de personnes avaient franchi la frontière tunisienne en l’espace de quelques semaines, mettant au défi les autorités publiques des provinces du sud de la Tunisie et leur capacité à gérer ces arrivées. Les administrations de l’Etat n’avaient pas su répondre à ce nombre important d’arrivées, la destitution de Ben Ali ayant créé un vide politique à Tunis mais aussi aux échelons régional et local, laissant les municipalités et les gouvernements régionaux dans un état d’incertitude et d’instabilité. Les communautés locales des gouvernorats de Médenine et de Tataouine s’étaient alors auto-organisées pour fournir aux réfugié.es pendant plusieurs semaines de la nourriture, des soins et des lieux où vivre (notons qu’il s’agissait surtout d’une aide apporté aux citoyen.nes libyen.nes, tandis que les ressortissant.es de pays tiers restaient pendant des semaines dans une situation extrêmement difficile). En février 2011, les autorités locales et les organisations de l’ONU avaient mis en place le camp de réfugié.es de Choucha, à proximité de la ville frontalière de Ben Guerdane.18 000 personnes, pour la plupart issues de pays tiers, y avaient été accueillies au plus fort de la crise, dans des conditions souvent chaotiques, avant que le camp ne soit officiellement fermé au cours de l’année 2013.

En raison de l’intensification de la guerre en Libye, les autorités tunisiennes se préparent de nouveau à un changement considérable des flux migratoires dans la région et à une possible augmentation des arrivées de réfugié.es. Les autorités tunisiennes ont rapidement réagi à la montée en tension du conflit libyen depuis décembre 2019 et ont considérablement renforcé leur présence militaire à la frontière. Au début de l’année 2020, les médias locaux ont rapporté une augmentation des passages légaux et illégaux de la frontière libyo-tunisienne par des ressortissant.es de pays tiers. Cette tendance ne s’est cependant pas confirmée par la suite et, selon les autorités tunisiennes et le HCR, le chiffre des nouvelles arrivées en provenance de Libye est resté comparable aux précédents ordres de grandeur. La Tunisie et les agences de l’ONU telles que l’UNHCR restent cependant vigilantes ; des mesures préventives ont été prises afin de se préparer à une éventuelle hausse des arrivées en 2020.

Dans le cadre du plan d’urgence, plusieurs réunions de réponse à la crise ont déjà eu lieu en janvier 2020 entre les autorités tunisiennes, le HCR et d’autres organisations des Nations unies ainsi que des organisations non-gouvernementales (ONG). En février 2020, le gouverneur de Tataouine a annoncé l’ouverture d’un camp de réfugié.es « temporaire » dans la localité de Remada (dans la province de Tataouine, au sud de la Tunisie) afin de « fournir un soutien logistique aux réfugié.es jusqu’à l’apaisement de la crise en Libye ». Le camp doit être installé dans la zone de Bir Fatnasseya, entre les villes de Tataouine et de Remada, au milieu du désert et à proximité d’une zone militaire fermée (à environ 70 km de la frontière libyenne). L’infrastructure de base du camp est déjà en préparation, bien qu’aucune information n’ait été donnée sur l’état d’avancement des travaux de construction sur le terrain depuis l’annonce du gouverneur de Tataouine en février dernier. Depuis cette date, les autorités n’ont émis aucun rapport officiel sur les objectifs de la mise en place de ce camp.

La principale route entre Tataouine et Médenine a été rénovée et prolongée au début de l’année 2020. L’organisation tunisienne de défense des droits humains FTDES (Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux) a critiqué, dans une déclaration, le manque de transparence des autorités concernant le plan d’urgence, le choix du site (le camp devant être installé au milieu du désert) ainsi que la politique de l’UE en Libye, qui a aggravé la crise. La FTDES a aussi souligné que la Tunisie manquait d’un cadre juridique clair concernant les migrant.es, particulièrement les réfugié.es. Bien que le gouverneur de Tataouine ait déclaré « il [n’était] pas question de transformer ce camp en plateforme de réinstallation des migrant.es », l’ouverture du camp pourrait permettre à l’UE de pousser la Tunisie à coopérer de manière plus complète sur les politiques d’externalisation des frontières et à inciter le gouvernement tunisien à pérenniser le camp dans une phase ultérieure.

Du fait de la vacance du pouvoir exécutif à Tunis après les élections législatives de 2019 et des conséquences économiques de la pandémie de coronavirus (en raison de l’arrêt du secteur touristique, le pays est en besoin urgent de prêts et d’aide étrangère), la Tunisie est plus vulnérable face aux pressions de l’UE la poussant à une coopération plus étroite sur les politiques d’externalisation des frontières. Depuis 2018, l’UE et ses États membres ont appelé à établir des « hotspots » ou « plateformes régionales de débarquement » en Afrique du Nord afin de traiter les procédures d’asile hors du territoire européen et de réduire les flux migratoires en Méditerranée. Tous les gouvernements nord-africains avaient initialement refusé cette proposition. Le président tunisien qui était alors en poste, Essebsi, avait aussi pris publiquement position contre le projet de plateforme de débarquement. Mais l’intensification de la guerre en Libye et la dépendance de la Tunisie à l’égard de l’aide étrangère en raison de la crise du Covid-19 pourraient tôt ou tard contraindre le gouvernement tunisien à céder et à accepter la mise en place desdits hotspots ou plateformes de débarquement.

Statut juridique et vie quotidienne des migrant.es en Tunisie

La vie quotidienne des réfugié.es vivant en Tunisie est précaire, et, en l’absence d’un cadre juridique défini, leur statut juridique demeure flou. Les droits des migrant.es dans le pays sont mis à mal par les politiques arbitraires des autorités, l’exclusion sociale et économique, le soutien inadapté du HCR et des ONG locales et internationales, la xénophobie et les agressions violentes ainsi que le risque constant d’être arbitrairement emprisonné et déporté par les autorités. La Tunisie a ratifié la Convention de Genève de 1951 et ses protocoles additionnels, et l’article 26 de la Constitution tunisienne garantit le droit d’asile – mais seulement pour des motifs politiques. Les procédures de reconnaissance du droit d’asile ont été entièrement externalisées au HCR. Un projet de loi sur l’asile, préparé en 2016 par le ministre de la Justice tunisien avec l’aide du HCR, est toujours dans l’attente d’un vote du Parlement. En effet, afin de faire barrage aux tentatives de l’UE de transférer encore davantage la responsabilité de la protection à la Tunisie, la classe politique tunisienne souhaite éviter la mise en place d’un système national de protection. Notons cependant que le gouvernement a systématiquement recours à ce sujet comme argument de négociation dans ses échanges avec l’UE.

Les réfugié.es sont exclu.es de facto de l’économie formelle du pays puisque les personnes vivant dans le pays de manière irrégulière ne peuvent pas demander la résidence et donc obtenir un permis de travail. Malgré l’engagement de l’influent syndicat tunisien UGTT (Union générale tunisienne du travail) pour l’octroi aux travailleurs et travailleuses d’autres pays africains des mêmes droits que ceux dont jouissent les Tunisien.nes travaillant dans les secteurs de l’agriculture et de la construction, il est peu probable que soient prochainement mises en place les mesures nécessaires pour réformer la législation du travail et de la résidence. Les réfugié.es officiellement reconnu.es, ainsi que les migrant.es ou les réfugié.es ne bénéficiant pas d’un statut officiel de protection du HCR, sont donc contraints à travailler dans l’économie informelle. Ils et elles sont presque systématiquement cantonné.es à des emplois précaires, mal payés, et soumis.es à l’arbitraire de ceux et celles qui les emploient.

Un décret de 1968 interdit et rend passibles de peine d’emprisonnement et d’amendes l’entrée et la sortie irrégulière du territoire tunisien, le séjour sans papiers en règle et le dépassement de la durée de validité du visa. Un décret de 1975, amendé en 2004 puis en 2015, interdit l’entrée et la sortie du territoire tunisien hors des points de passage officiels et autorise les autorités à expulser et emprisonner les étranger.es qui franchissent illégalement la frontière. Si des ressortissant.es de pays tiers sont arrêté.es alors qu’ils tentent de franchir illégalement la frontière, ils et elles sont le plus souvent enregistré.es par la garde nationale (qui prend généralement leurs empreintes digitales, et parfois leurs photos) et détenu.es pendant une période pouvant aller jusqu’à 16 jours, avant d’être libéré.es et transféré.es au Croissant Rouge tunisien (CRT). Le CRT loge les migrant.es arrivant dans le sud de la Tunisie dans des centres d’hébergement ou des appartements, et les oriente vers le HCR ou à l’OIM. Si des personnes arrivant de Libye ou d’Algérie peuvent présenter des papiers d’identité délivrés par les bureaux du HCR dans leurs pays, elles sont généralement libérées après la procédure d’enregistrement et d’interrogatoire, et également redirigées vers le CRT.

Le Croissant Rouge est le partenaire de mise en œuvre de l’OIM. Il gère deux centres d’hébergement financés par l’OIM pour les migrant.es de Médenine et Zarzis, dans le sud de la Tunisie, où les personnes sont généralement autorisées à rester 60 jours avant d’être enjointes à quitter le centre. En raison du manque d’alternatives, cependant, beaucoup restent bien plus longtemps mais ne peuvent plus recevoir de bons alimentaires, de soins médicaux ou tout autre type d’aide une fois écoulé le délai des 60 jours (les personnes considérées comme vulnérables par le CRT sont hébergées pour une période plus longue). En théorie, les personnes qui souhaitent demander l’asile doivent être signalées par le CRT au HCR. En pratique, leurs cas ne sont pas rapportés à temps, ce qui mène souvent à de longues périodes d’attente – excédant parfois plusieurs mois. Jusqu’en 2019, le CRT était aussi le partenaire de mise en œuvre du HCR et gérait un centre d’hébergement financé par le HCR à Médenine et deux à Zarzis. En raison de problèmes persistants autour du paiement du loyer des appartements dans les délais et des distributions ponctuelles de bons alimentaires, le bureau du HCR en Tunisie a progressivement remplacé le CRT par le Conseil Tunisien pour les Réfugiés (CTR) – une organisation tunisienne mise en place en 2017, indépendante de jure mais dans les faits organisation satellite entièrement financée par le HCR.

Malgré ce réalignement opérationnel, les centres d’hébergement du HCR continuent d’être régulièrement pointés du doigt pour leurs mauvaises conditions d’hygiène et pour la fourniture insuffisante de nourriture, de soins médicaux et de couvertures. Un nouveau centre d’hébergement financé par le HCR à Tataouine, d’une capacité de 80 personnes, a été construit mais pas encore ouvert par les autorités (selon une source, ce centre devrait être ouvert en cas de déclenchement du plan d’urgence). En mars 2019, le centre d’hébergement d’urgence « Al Hamdi », à Médenine, a été fermé en raison d’une grave surpopulation et de conditions d’hygiène déplorables après une visite des autorités tunisiennes. Depuis, le manque de lieu d’hébergement dans la ville est criant. A Tunis les structures d’hébergement manquent également. L’OIM gère un centre d’hébergement pour les migrant.es à Mégrine, dans le sud de la capitale, tandis que le HCR et le CTR logent plusieurs douzaines de réfugié.es et de personnes demandant l’asile (surtout des mineur.es) dans des hôtels et des appartements. Selon le FTDES, en décembre 2019, au moins 130 demandeurs et demandeuses d’asile devaient dormir dans la rue et ne recevaient pas suffisamment de bons alimentaires et de soins médicaux et psychologiques de la part du HCR et de son organisation partenaire le CTR.

A la même époque (en 2019), le bureau du HCR en Tunisie faisait l’objet de critiques récurrentes pour des déficiences opérationnelles considérées comme systématiques : la fourniture insuffisante de nourriture, de soins médicaux et de places d’hébergement aux personnes sous son mandat et la mauvaise gestion des cas individuels – les mêmes critiques étaient adressées au CTR. Les rendez-vous pour les entretiens de détermination du statut de réfugié (DSR) sont souvent organisés par le HCR dans des délais très longs, parfois de plusieurs mois, et menés de manière précipitée. L’absence de traducteur.ices professionnel.les pour les entretiens d’enregistrement et de détermination du statut de réfugié a aussi été vivement critiquée. Il semble que le HCR embauche régulièrement des réfugié.es et des personnes demandant l’asile pour assurer la traduction – une pratique qui remet gravement en cause les obligations de confidentialité et d’impartialité des personnes participant à ce type d’entretiens. Les notifications sont généralement émises en français et, dans des cas exceptionnels, en anglais – même pour les personnes qui ne comprennent ni le français ni l’anglais. Les documents d’identité émis par le HCR pour les réfugié.es et les demandeurs et demandeuses d’asile sont très souvent renouvelés avec du retard, ce qui augmente le risque pour les personnes relevant du mandat du HCR d’être arrêtées, emprisonnées et détenues par les autorités tunisiennes. Les réfugié.es et les personnes demandant l’asile sont aussi sporadiquement et insuffisamment tenu.es informé.es par le HCR et le CTR (et le CRT, avant 2019) des procédures d’asile en général et de l’évolution de leur demande d’asile individuelle. En 2019 ont eu lieu au moins deux tentatives de suicide dans des centres d’hébergement du HCR du sud de la Tunisie. En avril 2019, un Ethiopien de 21 ans est mort d’une crise cardiaque dans un centre du HCR à Zarzis. Alors que le HCR affirme qu‘il avait immédiatement reçu les soins nécessaires, les personnes vivant dans le centre ont rapporté à migration-control que l’homme avait demandé à plusieurs reprises une aide médicale en raison de douleurs thoraciques et avait dû attendre une semaine avant d’être amené à l’hôpital.

Le bureau du HCR en Tunisie a pourtant affirmé qu’il suivait scrupuleusement les directives et les normes opérationnelles et qu’il remplissait ses obligations envers les réfugié.es et les demandeurs et demandeuses d’asile. Mais les capacités du HCR sont limitées par le manque de places considérées comme sûres dans les structures d’hébergement fournies par les Etats ainsi que par l’insuffisance des fonds. En 2018 et 2019, respectivement 11 et 27 personnes seulement ont été reconnu.es réfugié.es et logées par le HCR en Tunisie. En 2019, 28% des besoins de financement estimés n’ont pas été couverts. Le manque de soutien du HCR, des autres agences de l’ONU et des ONG impliquées dans l’accueil et le soutien aux migrant.es provoque de plus en plus une frustration endémique et un manque de perspectives pour ceux et celles qui sont en besoin urgent d’aide, et continue ainsi à nourrir l’inquiétant phénomène des retours irréguliers vers la Libye depuis 2018.

Au cours de l’année 2019, des mouvements de protestations de réfugié.es et de demandeurs et demandeuses d’asile ont éclaté en Egypte, au Niger et en Tunisie contre le manque de soutien des agences de l’ONU, la fourniture insuffisante de nourriture et de soins médicaux ainsi que les longs délais d’attente. Plusieurs manifestations ont eu lieu en Tunisie en 2019, devant le siège du HCR à Tunis et à proximité du centre d’hébergement « Ibn Khaldouri » à Médenine. Le 20 juin 2019, les forces de police tunisiennes ont utilisé des matraques et du gaz lacrymogène pour disperser une manifestation pacifique de personnes réfugiées et demandant l’asile. Plusieurs manifestant.es ont été blessé.es et au moins 25 personnes arrêtées. 13 d’entre elles sont restées plusieurs jours derrière les barreaux et ont dû comparaître au tribunal, avant l’abandon des poursuites fin 2019. Alors que le HCR a tacitement justifié l’intervention des forces de l’ordre dans une déclaration, le FTDES a vivement condamné la violence policière utilisée contre une manifestation pacifique.

Les pratiques de détention et d’expulsion des autorités tunisiennes

La Tunisie avait déjà activement participé à la politique européenne d’externalisation des frontières sous Ben Ali ; des migrant.es étaient régulièrement arrêté.es et expulsé.es. Les pratiques arbitraires de détention et d’expulsion des autorités tunisiennes contre les migrant.es, déjà en place avant 2011, sont toujours appliquées aujourd’hui. Les forces de l’ordre continuent à mener des contrôles ciblés des migrant.es dans l’espace public, dans des gares ou sur des chantiers (beaucoup de réfugié.es et de migrant.es travaillent à la journée pour le secteur de la construction), et à mettre en détention les personnes contrôlées qui ne peuvent pas présenter de documents d’identité délivrés par le HCR. Ce type de document, délivré par les agences de l’ONU pour les réfugié.es et personnes demandant l’asile, est généralement accepté par les autorités tunisiennes comme preuve d’identité et permet donc une protection partielle contre la détention et l’expulsion. Cependant, les pratiques arbitraires sont monnaie courante au sein de l’appareil sécuritaire tunisien. Des personnes dont la demande d’asile a été rejetée par le HCR ou des réfugié.es ne disposant pas d’une carte d’identité valide délivrée par le HCR courent le risque d’être arbitrairement détenues en cas de contrôle par la police, puis renvoyées vers leur pays d’origine ou expulsées vers l’Algérie ou même la Libye.

Plusieurs centres de détention informels pour migrant.es (leur nombre exact est inconnu) sont administrés par les autorités tunisiennes ; les étranger.es peuvent également être détenu.es dans des prisons « normales », comme celles de Tunis, de Sfax, de Gabès, ou la prison de Harboub, à Médenine. Sous le régime de Ben Ali, les autorités tunisiennes administraient au moins 13 structures de détention informelles destinées spécifiquement aux étranger.es. On ignore combien de ces structures, officiellement appelées « centres d’accueil et d’orientation », sont encore en activité aujourd’hui. Les autorités de Tunis utiliseraient aussi des appartements de location pour détenir des migrant.es avant leur renvoi ou leur expulsion. Il existerait en outre au moins 7 centres de détention informels pour migrant.es (d’autres sources donnent le chiffre de 12 centres) situés dans des postes de police, des aéroports ou des postes frontières. En 2019, rien que dans le tristement célèbre centre de détention de Wardia, à Tunis, et dans celui de Ben Guerdane, à proximité de la frontière libyo-tunisienne, 1059 personnes ont fait l’objet d’une détention provisoire. La plupart d’entre elles (environ 55%) ont été emprisonnées pour franchissement illégal de la frontière. En 2019, 36,2% des personnes détenues étaient d’origine algérienne, 16,2% d’origine soudanaise et 14,5% d’origine ivoirienne. En 2018, 29,3% d’entre elles venaient de Côte d’Ivoire, 15,7% d’Algérie et moins de 1% du Soudan.

Alors que le centre Ben Guerdane est une structure officielle, le statut légal de Wardia demeure flou. Le centre de détention, qui n’a été utilisé que pour des détenu.es étranger.es depuis 2011, est une entité légale administrée par le ministère de l’Intérieur. Selon un rapport du FTDES, Wardia et les structures du même type sont financées par le gouvernement sous le titre d’« institutions de réhabilitation sociale ». La création de Wardia n’est toutefois pas mentionnée dans les documents officiels accessibles au public ou sur le site du ministre de l’Intérieur. Le centre opère donc dans un vide juridique, avec des objectifs et des activités demeurant opaques. Wardia constitue de facto une structure de « pré-expulsion », puisque presque tous.tes les détenu.es sont renvoyé.es dans leur pays d’origine ou expulsé.es vers l’Algérie ou la Libye. Le HCR maintient une « relation étroite de travail avec le centre de Wardia » et affirme que, sur leur demande, leurs bureaux sont « régulièrement tenus informés quand des personnes ayant besoin d’une protection internationale ou des personnes demandant l’asile » sont détenu.es à Wardia. D’après la réponse du HCR aux questions de migration-control, le renvoi ou l’expulsion de ces dernières sont suspendus jusqu’à ce que les procédures d’asile avec le HCR soient menées à bien, et les autorités accompagnent les personnes ayant l’intention de demander l’asile au bureau tunisien d’enregistrement du HCR et les remettent en liberté. Cependant, plusieurs autres sources indiquent que la majorité des personnes détenues à Wardia ne peuvent pas avoir accès au HCR pour déposer une demande d’asile.

Les personnes dont la demande d’accéder au HCR est refusée et celles qui ne peuvent pas payer le vol de retour « volontaire » vers leur pays d’origine ainsi que les frais de dépassement de la durée autorisée du visa (20 dinars tunisiens, soit 6,50€, par semaine) dépendent d’une aide extérieure pour payer ces frais et être libérées – avant d’être contraintes à quitter le pays. Quand une personne détenue à Wardia accepte un retour « volontaire », l’OIM ainsi que la branche locale de Caritas facilitent le paiement des frais de voyage et le ministère tunisien des Finances annule l’amende relative à l’expiration du visa.

Cela fait des années que les autorités tunisiennes expulsent régulièrement des personnes de nationalité étrangère vers l’Algérie ou la Libye voisines. Les personnes détenues à Wardia sont généralement transférées dans la province de Kasserine, abandonnées à proximité de la frontière et ainsi contraintes à entrer illégalement en Algérie. Les forces de police algériennes arrêtent régulièrement ces personnes expulsées à proximité de la frontière et les forcent à retourner en Tunisie. Les autorités tunisiennes expulsent aussi vers la Libye des ressortissant.es de pays tiers, mais quelques cas seulement ont pour l’instant été confirmés par des ONG ou des médias. En août 2019, les autorités tunisiennes ont arrêté à Sfax 36 ressortissant.es de Côte d’Ivoire et les ont abandonné.es dans le désert à proximité de la frontière avec la Libye. Après que le groupe ait pu contacter des ONG locales (avec le seul téléphone portable qui n’avait pas été confisqué par les autorités), une partie d’entre eux et elles a été ramenée en Tunisie par la Garde nationale (tandis que l’autre partie du groupe aurait franchi la frontière vers la Libye). Depuis 2019, de plus en plus de cas de refoulements par les autorités tunisiennes à la frontière avec la Libye sont rapportés.

Soulignons aussi qu’aucune lumière n’a pour l’instant été faite sur la disparition opaque de centaines de ressortissant.es algérien.nes en Tunisie. Entre 2007 et 2009, plusieurs bateaux ayant embarqué dans l’est de l’Algérie ont été interceptés par les garde-côtes tunisiens, et leurs passager.es – majoritairement algérien.nes – ont été amené.es en Tunisie. Une fois leur détention confirmée, parfois aux membres de leurs familles, ils et elles ont disparu. Jusqu’à aujourd’hui, l’Etat tunisien nie sa responsabilité dans la disparition de 400 ressortissant.es Algérien.nes. A Annaba, une ville de l’est de l’Algérie, un groupe d’avocats et un collectif de familles de disparu.es sont toujours mobilisés pour faire la lumière sur cette disparition. Les autorités algériennes et tunisiennes gardent cependant le silence. Une plainte déposée par des avocats de la Commission des droits de l’homme de l’ONU a été approuvée en 2017. Mais les enquêtes sont bloquées et aucune révélation n’a émergé pour le moment sur ce qui a pu arriver à ces personnes disparues il y a plus de 10 ans.

Les projets de l’UE

L’UE et ses États membres – surtout l’Italie – coopèrent avec la Tunisie en matière de contrôle des frontières et de politiques migratoires depuis les années 1990. C’est surtout depuis 2011, cependant, que cette coopération s’est renforcée de manière inédite autour de la fermeture des frontières européennes et tunisiennes, des mesures de prévention de la migration illégale depuis le territoire tunisien, des mesures de rapatriement de ressortissant.es tunisien.nes dans leur pays d’origine et des mesures d’aide visant à réduire la migration irrégulière pour des raisons socioéconomiques. Malgré la baisse considérable du nombre de ressortissant.es tunisien.nes débarquant en Italie depuis 2011, plus du tiers des migrant.es arrivé.es illégalement sur le territoire italien entre 2018 et 2019 étaient parti.es des côtes tunisiennes. L’UE accroît de ce fait sa pression sur la Tunisie pour l’intégrer encore davantage à sa politique frontalière et restreindre sur le long terme les flux de migration irrégulières partant de ou passant par la Tunisie.

Jusqu’à aujourd’hui, les relations entre l’UE et la Tunisie ont pour base légale l’accord d’association entré en vigueur en 1998, qui prévoit déjà explicitement une lutte contre la migration « illégale » et un élargissement des mesures de rapatriement de ressortissant.es tunisien.nes. Le premier plan d’action du « partenariat privilégié », signé respectivement à Bruxelles et à Tunis en 2012 pour une durée de 4 ans (de 2013 à 2017), comprend aussi des mesures visant à lutter contre la migration irrégulière et les activités de crime organisé liées à la migration. La protection des réfugié.es et l’adoption d’une loi sur l’asile en Tunisie font également des projets proposés, afin d’externaliser encore davantage la responsabilité de la protection à la Tunisie à travers l’adoption d’un système national d’asile. Le « partenariat de mobilité » signé en 2014 (qui comprend également des clauses de rapatriement) a servi de leurre pour le gouvernement tunisien, qui réclamait depuis des années un élargissement des possibilités de migration légale des citoyen.nes tunisien.nes vers l’Europe. Ceux et celles qui bénéficient le plus probablement de cet accord sont les Tunisien.nes qualifié.es, dont les compétences peuvent être utiles sur le marché du travail européen. Il est donc trompeur de présenter le partenariat de mobilité comme une concession faite à la Tunisie.

La politique européenne de voisinage (PEV) et l’instrument européen de voisinage et de partenariat (IEVP) demeurent les principaux mécanismes de financement des projets européens en Tunisie. Environ 2,5 milliards d’euros ont été versés à la Tunisie dans le cadre de ces partenariats entre 2011 et 2018 (incluant un appui budgétaire et des prêts et des fonds visant à soutenir le processus de transition politique). L’UE fournit également un soutien ciblé aux organismes publics chargés de la migration et des politiques d’externalisation des frontières, ainsi qu’à la mise en place de départements spécialisés au sein des ministères et des autorités administratives afin de rendre plus efficace l’appareil gouvernemental tunisien en termes de politiques migratoires et frontalières. Outre les ministères des affaires sociales, des affaires étrangères et de l’intérieur, le ministère du développement et de la coopération internationale constitue également un partenaire clé pour l’UE. Parmi les partenaires qui bénéficient de fonds européens et qui ont signé des contrats pour mettre en œuvre ces projetsfigurent le HCR, l’OIM, l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (ONUDC), les agences française et allemande de développement comme Expertise France, l’AFD (Agence française de développement) et la GIZ (Agence allemande de coopération internationale), ainsi que des organisations issues de la société civile et des autorités européennes telles que les ministres allemand et italien de l’intérieur.

En parallèle, d’autres fonds sont versés et d’autres projets sont mis en œuvre de manière complémentaire par le biais du Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique (EUTF). Pour l’instant, l’EUTF n’a lancé qu’un programme dédié spécifiquement à la Tunisie, d’un budget total de 12,8 millions d’euros et qui promeut l’opérationnalisation de la « stratégie nationale de migration » du pays. Cette stratégie vise à soutenir la « gestion des migrations » par le gouvernement tunisien, à étendre les programmes d’aide et de protection des réfugié.es et à prévenir la migration irrégulière. D’autres volets du programme financé par l’EUTF visent à améliorer la situation socioéconomique de la population tunisienne, l’intégration des réfugié.es ainsi que la réintégration des Tunisien.nes déporté.es ou rapatrié.es dans le pays. Il est aussi prévu que les capacités de collecte des données de l’autorité tunisienne en charge des statistiques soient renforcées. Les partenaires de mise en œuvre de ce projet de l’EUTF, conçu spécifiquement pour la Tunisie, sont Expertise France, l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), l’OIM, Mercy Corps et la GIZ. La Tunisie participe aussi à huit projets régionaux promouvant la protection et l’intégration des réfugié.es et la réintégration des déporté.es, ainsi qu’à des programmes visant à développer les retours soi-disant « volontaires ». Mais la majorité des financements de l’EUTF destinés à la Tunisie concernent des projets visant à renforcer la sécurisation des frontières et les capacités de contrôle des autorités tunisiennes, ainsi qu’à fournir du matériel et des formations aux forces de l’ordre du pays.

Les opérations de gestion des frontières soutenues par l’UE en Tunisie

Depuis 2011, l’UE et ses États membres se sont efforcés de développer, moderniser et professionnaliser de manière inédite la gestion des frontières et les capacités de contrôles des autorités tunisiennes. Les projets et programmes correspondants sont financés et mis en œuvre à la fois par l’UE et par l’EUTF ainsi que dans le cadre d’accords bilatéraux. Ce qui apparaît à première vue comme un patchwork opaque et chaotique de projets financés par un grand nombre gouvernements européens et de multiples fonds nationaux et supranationaux correspond, en fait, à une ambition systématique : celle de fermer hermétiquement les frontières extérieures de la Tunisie le plus rapidement possible. Le Centre international pour le développement des politiques migratoires (ICMPD), basé à Vienne, constitue un acteur-clé de mise en œuvre des projets dans ce secteur. Sur son site internet, l’ICMPD indique qu’il agit dans plus de 90 pays et vante ouvertement son expertise en termes de gestion des frontières, de prévention de la migration irrégulière, de retour et de réadmission, et du trafic d’êtres humains. L’organisation, qui joue un rôle charnière entre l’EUTF, l’UE, les gouvernements européens et leurs partenaires dans les pays tiers – ici, la Tunisie –, constitue l’un des principaux partenaires de mise en œuvre des projets de l’EUTF dans la région.

Le principal projet mis en œuvre par l’ICMPD en Tunisie est le « Programme de gestion des frontières pour le Maghreb » (BMP-Maghreb). Doté d’un financement de 55 millions d’euros, il vise à lutter contre les migrations irrégulières au Maroc et en Tunisie et à renforcer les « capacités de gestion des frontières » des autorités en charge dans les deux pays. Sur les 55 millions d’euros, 20 millions sont réservés à la Tunisie – dont 70% dédiés à l’achat d’équipements et d’infrastructures, selon le bureau de l’ICMPD à Tunis. Le partenaire tunisien de ce projet est le ministère de l’Intérieur. Du côté européen, le ministre italien de l’Intérieur joue un rôle moteur aux côtés de l’ICMPD. Outre le BMP-Maghreb, l’ICMPD a aussi été choisi pour mettre en œuvre le « Programme Migration IV » d’EUROMED, qui vise à renforcer les mécanismes de dialogue et de coopération régionale Nord-Sud et Sud-Sud en matière de politiques migratoires.

La deuxième phase du « Programme de gestion intégrée des frontières », financé par le Bureau allemand des affaires étrangères, promeut la mise en œuvre d’une « politique nationale coordonnée de gestion intégrée des frontières » à travers la mise en place de centres de formation inter-acteurs dans le nord et le sud de la Tunisie, et soutient les autorités tunisiennes (garde-frontières, garde nationale, ministère des Finances, douanes) à travers des formations. La première phase était financée par l’UE et la Suisse et comprenait le « développement et le pilotage d’un Système intégré de surveillance maritime (ISMariS), une plateforme de solution logiciel », permettant « l’intégration des données collectées auprès de toutes les sources disponibles des unités impliquées de la Garde maritime nationale ainsi que leur affichage sur une carte de la zone surveillée ». La plateforme ISMariS apparaît comme un instrument-clé de surveillance et de contrôle systématiques des eaux tunisiennes, dotant les autorités impliquées d’un outil sophistiqué de surveillance et améliorant ainsi la capacité des gardes-côtes à détecter et intercepter les bateaux de migrant.es en Méditerranée.

La Tunisie participe également au programme « Better Migration Management II » (« meilleure gestion des migrations ») financé par l’EUTF, au programme « Police IV » de l’EUROMED (qui comprend un échange d’informations avec Europol et de la cyber-surveillance), ainsi qu’au projet régional de l’UNODC « Démanteler les réseaux criminels en Afrique du Nord ». Ce dernier, qui devait démarrer en 2020, vise à élargir les capacités d’interception des autorités frontalières de contrôle aux principaux postes frontières et dans les principales villes d’action des passeurs. Ce projet, qui entre officiellement dans le cadre de la lutte contre le trafic d’êtres humains et les passeurs, vise à renforcer la coopération régionale et à soutenir la Tunisie par le biais de formations sur la prévention et la lutte contre la cybercriminalité. En termes d’assistance technique, l’UNODC travaille avec des formateur.ices d’Italie, de France et du Royaume-Uni dans le cadre de ce programme, et coopère avec l’Allemagne en ce qui concerne les capacités de détection de faux documents et certificats. Dans ce cadre, l’Allemagne a fourni du matériel et financé des programmes de formation et d’éducation en Tunisie.

La coopération sécuritaire Allemagne-Tunisie en matière de contrôle des migrations

En termes de coopération sécuritaire, la Tunisie coopère de manière bilatérale avec plusieurs Etats de l’UE, notamment l’Italie, l’Allemagne et le Royaume-Uni –ainsi qu’avec les Etats-Unis. Depuis 2015, le ministère des Affaires étrangères britannique a financé un programme de soutien à la réforme du secteur de la sécurité en Tunisie. Dans ce cadre, des mesures ont été prises pour former les autorités tunisiennes. Au cours de l’année fiscale 2018-2019, environ 2 millions d’euros ont été versés pour ce programme mis en œuvre par le ministère de la Défense britannique et le Programme des Nations unies pour le développement (UNDP). Parallèlement, l’Allemagne a accru ses efforts pour coopérer de manière plus étroite avec l’appareil sécuritaire tunisien depuis 2012, et fournit un soutien par le biais de vastes programmes d’aide à l’équipement et à la formation. En 2015, la police fédérale allemande a mis en place un bureau à Tunis pour développer des projets et en 2016, le gouvernement fédéral a signé un accord sécuritaire avec la Tunisie. Dans le cadre de ce programme d’aide à l’équipement et à la formation, la police fédérale allemande et l’Office fédéral de police criminelle (BKA) coopèrent avec la garde côtière tunisienne, plusieurs départements du ministère de l’Intérieur, la Garde nationale et la police des frontières. Parmi les projets développés, on trouve la mise en place d’un centre conjoint de coordination régionale pour la garde nationale et la police des frontières, la mise en place de trois écoles de police et la fourniture de nombreux équipements (37 véhicules tout-terrain, 20 minibus, 5 camions, 2 canots pneumatiques à moteur, 26 quads, des gilets de protection, des caméras thermiques, des jumelles, du matériel de vision nocturne, des caméras numériques, des groupes électrogènes de secours, de l’équipement informatique, 100 lecteurs d’empreintes digitales AFIS mobiles et 4 terminaux fixes équipés de logiciels).

Le gouvernement allemand a versé des fonds pour moderniser les postes frontières entre la Tunisie et l’Algérie et a fourni des systèmes mobiles de surveillance électronique des frontières pour suivre et contrôler la frontière tuniso-libyenne (pour laquelle avaient déjà été acquis, dans une phase initiale du projet, 5 systèmes de radars mobiles équipés de caméras longue portée d’une valeur de 7 millions d’euros). Le gouvernement allemand coopère également avec les Etats-Unis pour l’installation d’un système fixe de surveillance électronique de cette frontière. Les postes frontières de Ras Jedir et Dehiba seraient déjà équipés de tels systèmes. Une tranchée a également été construite entre Ras Jedir et Dehiba, équipée de barbelés sur une longueur de 350 km. Le projet doit être étendu pour concerner à terme toute la frontière tuniso-libyenne allant de Ras Jedir à Borj Al-Khadra.

Le contrôle restrictif des migrations en mer par la Tunisie

La garde côtière tunisienne a fait l’objet de modernisations systématiques depuis des années, à travers des mesures de formation et la fourniture de matériel, et a ainsi été progressivement intégrée au régime de contrôle des frontières de l’UE. Sous Ben Ali, déjà, l’Italie fournissait des patrouilleurs au gouvernement tunisien et pressait les autorités de surveiller plus étroitement les côtes et de prévenir les départs illégaux vers l’Italie. En coopération avec une société privée tunisienne, le gouvernement tunisien a mis en place sa propre chaîne de production de patrouilleurs en 2015. Entre 2015 et 2018, trois bateaux « made in Tunisie » ont ainsi été fabriqués localement. Depuis 2012, le gouvernement américain a fourni au moins 26 patrouilleurs et 13 systèmes de radar qui ont été installés sur les côtes tunisiennes et qui visent à élargir les capacités de surveillance des autorités tunisiennes. De manière générale, depuis 2011, le gouvernement tunisien a toujours cherché à fermer et surveiller davantage ses côtes, ce qui a régulièrement provoqué des incidents mortels et entraîné des violations flagrantes du droit international -en empêchant les bateaux de quitter les eaux tunisiennes. En 2011, un patrouilleur tunisien a éperonné un bateau transportant 120 personnes à proximité des côtes tunisiennes ; seulement 98 personnes ont survécu et ont été secourues. Sept ans plus tard, un tribunal tunisien a accordé une indemnisation aux familles des personnes mortes ou disparues. A la suite d’un incident similaire en 2017, huit corps ont été retrouvés et 20 personnes sont considérées comme disparues.

A deux reprises, les autorités ont refusé à des bateaux en situation de détresse l’autorisation d’entrer dans des ports tunisiens, provoquant ainsi une confrontation avec les gouvernements européens (à propos de la responsabilité des personnes secourues aux dépens des personnes en détresse). En juillet 2018, Malte, la France et l’Italie ont refusé de laisser le « Sarost 5 » et ses 40 passager.es accoster. Le bateau a cherché à accoster dans un port tunisien et les autorités, après avoir également interdit aux passager.es d’entrer en Tunisie, ont finalement autorisé le bateau à accoster dans le port de Zarzis. En mai 2019, un cas similaire a fait les grands titres de la presse internationale. Après que le remorqueur égyptien « Maridive 601 » ait secouru en Méditerranée 75 personnes parties de l’est de la Libye, les autorités ont refusé de les laisser débarquer dans un port tunisien. Trois semaines plus tard, le bateau a finalement été autorisé à accoster dans le port de Zarzis. Les autorités n’ont apparemment donné leur accord qu’après que la majorité des passager.es ait accepté un retour « volontaire », organisé et facilité par l’OIM. Le rapatriement des 32 Bangladais.es peut-il cependant être réellement considéré comme « volontaire » ? Par la suite, les proches des personnes concernées ont expliqué aux journaux que ces dernières avaient été menacées de se voir privées de nourriture et de soins médicaux si elles n’acceptaient pas cette option du retour « volontaire ».

La politique d’externalisation des frontières en Tunisie

L’Italie est – de loin – le principal acteur de l’externalisation du régime frontalier de l’UE à la Tunisie depuis la fin des années 1990. Le pays a renforcé encore plus étroitement sa coopération avec la Tunisie depuis 2011. Dès 1998, les gouvernements en exercice à Tunis et Rome ont signé un accord de coopération policière et un accord de rapatriement en vertu duquel les deux pays s’engageaient à la réadmission de leurs citoyen.nes ainsi que des ressortissant.es de pays tiers (à l’exception des ressortissant.es des pays de l’Union du Maghreb arabe) qui étaient entré.es sur leurs territoires respectifs. L’accord, entré en vigueur en 1999, sert jusqu’à aujourd’hui de socle aux mesures de formation policière mises en place par l’Italie à l’intention des forces de l’ordre tunisiennes. Depuis 2000, les gouvernements des deux pays ont renforcé leur coordination en matière de contrôle des frontières en Méditerranée ; pour la première fois en 2003, des opérations de « refoulement » ont été rapportées.

Après l’arrivée irrégulière en Italie de plus de 25 000 Tunisien.nes en 2011, le gouvernement italien a considérablement intensifié ses efforts pour élargir sa coopération avec la Tunisie en matière de migration. Les deux pays ont signé un protocole en 2011, dont le contenu n’est toujours pas entièrement connu mais qui vise à renforcer l’échange bilatéral d’informations. L’Italie a accepté de fournir des programmes de formation supplémentaires et des équipements pour les forces de sécurité tunisiennes, ainsi que d’ouvrir un centre de formation nautique en Tunisie. Une autre partie de l’accord prévoyait la mise en place des vols réguliers d’expulsion entre l’Italie et la Tunisie. Dans l’accord initial, les deux parties prenantes avaient convenu d’un quota hebdomadaire de 30 personnes ; depuis 2017, ce sont cependant jusqu’à 60 Tunisien.nes qui sont expulsé.es en vol charter chaque semaine de Palerme à Enfidha. En 2017 et 2018, respectivement 1916 et 1907 Tunisien.nes ont été rapatrié.es de Palerme à Enfidha.

L’Italie a aussi augmenté son aide à l’équipement pour la Tunisie et a fourni aux forces de l’ordre tunisiennes des véhicules, du matériel informatique et des patrouilleurs. Depuis 2012, l’Italie a remis au moins douze de ces bateaux à la marine tunisiennes ou à la garde côtière. En 2017, l’Italie a mis en place le « Fond italien pour l’Afrique », un fond créé spécifiquement pour financer des projets de contrôle des migrations en Afrique (c’est ce fond qui a financé le matériel informatique et les 4X4 pour les autorités tunisiennes). L’accès aux ressources de ce Fond n’est plus limité au seul ministère italien des Affaires étrangères. Le ministère de l’Intérieur peut désormais l’utiliser ; celui-ci est devenu le principal acteur d’Etat italien en matière de politiques migratoire, d’externalisation des frontières et lutte contre les causes profondes de la migration.

La politique de Rome en Tunisie se fonde sur deux axes. D’une part, le gouvernement italien veut réviser l’accord d’expulsion signé avec la Tunisie et annuler les quotas hebdomadaires qui sont actuellement en vigueur, pour ainsi accélérer et élargir les rapatriements de citoyen.nes tunisien.nes depuis le territoire italien. D’autre part, l’Italie tente de classer les ports tunisiens comme « sûrs » afin d’ouvrir la voie au débarquement en Tunisie de réfugié.es et de migrant.es intercepté.es en Méditerranée. Des négociations auraient eu lieu à un niveau ministériel sur une extension des accords existants avec la Tunisie lors de l’Assemblée générale de l’ONU à New-York en novembre 2019. En échange du classement des ports tunisiens comme « sûrs », Rome aurait offert des aides économiques supplémentaires.

La coopération en matière de développement comme moyen de contrôle des migrations

La coopération en matière de développement constitue un autre pilier des politiques européennes d’externalisation des frontières en Méditerranée et en Afrique. Dans ce cadre, l’amélioration des conditions de vie des citoyen.nes des pays concernés et des réfugié.es qui y vivent doit les inciter à y rester et à empêcher ainsi des tentatives de migration irrégulière vers l’Europe. En Tunisie, les programmes d’aide au développement jouent un rôle crucial en la matière, puisque la plupart des Tunisien.nes qui émigrent illégalement vers l’Europe le font pour des raisons socio-économiques. Les politiques de l’UE et de ses Etats membres peuvent cependant entrer en contradiction sur cette question. Alors que d’énormes sommes d’argent arrivent en Tunisie par le biais de projets d’aide au développement afin d’améliorer les conditions de vie des citoyen.nes et d’offrir de meilleurs perspectives d’emploi aux jeunes, l’UE continue à pousser la Tunisie à signer un accord de libre-échange. Les négociations sur l’ALECA sont toujours en cours mais, si l’accord est adopté sous sa forme actuelle, il pourrait causer des dommages graves à l’économie tunisienne et mettre en danger des secteurs entiers (avec d’éventuelles conséquences inédites sur les dynamiques migratoires au sein de la société tunisiennes).

L’accord d’association entre l’UE et la Tunisie, entré en vigueur en 1998, contient déjà des dispositions selon lesquelles l’UE doit promouvoir les perspectives d’emploi des jeunes et améliorer les conditions de vie en Tunisie afin de les inciter à ne pas quitter le pays (« réduire la pression migratoire, notamment en créant des emplois et en développant la formation dans les zones de provenance des migrant.es » et « améliorer les conditions de vie dans les zones pauvres et densément peuplées »). Depuis 2011, les activités d’aide au développement de l’UE et de ses Etats membres – mais aussi de la Suisse et des Etats-Unis – ont été développées à un niveau sans précédent. Sont également pertinents à cet égard les projets qui ont été et continuent d’être mis en œuvre au nom de la promotion de la démocratie ou de la transition politique. Le gouvernement français et les agences d’aide au développement telles qu’AFD, Expertise France ou la GIZ allemande constituent des acteurs clés dans ce domaine. Alors que l’agence de développement américaine USAID n’a ouvert un bureau complet en Tunisie qu’en 2019, cela fait des années que la Suisse est un acteur clé de l’aide bilatérale au développement. La Direction suisse du développement et de la coopération (DDC) met en œuvre le « Programme mondial sur la migration et le développement » (GPME) en Tunisie, en Algérie, au Maroc et en Egypte, et coordonne étroitement ses activités avec d’autres entités suisses comme le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) et des organisations internationales comme la Banque mondiale. Le SEM a signé un partenariat sur les migrations avec la Tunisie qui comprend des programmes d’aide pour les personnes rentrées au pays et des projets favorisant leur réintégration, des projets pour renforcer la protection et le soutien offerts aux migrant.es vulnérables, de l’aide pour développer les capacités de l’Etat en matière de gestion des migrations et un lobbying pour soutenir l’adoption d’une législation sur l’asile en Tunisie.

La GIZ maintient en Tunisie l’un de ses plus grands bureaux au monde. En 2019, l’agence a, une nouvelle fois, augmenté massivement ses effectifs et ses activités dans le pays. L’un de ses projets clés en Tunisie est le « Centre d’orientation et de reconversion professionnelle » (CORP), mis en place en coopération avec la Chambre de commerce Allemagne-Tunisie (AHK). Avec ce centre, la GIZ entend combler l’écart entre l’offre et la demande sur le marché du travail tunisien. Le CORP n’est pas seulement soutenu par des fonds allemands ; il participe aussi au projet de création d’emplois financé par l’UE et mis en œuvre par l’OIM.

Quel rôle jouent les ONG?

Outre les nombreuses organisations et autorités publiques (ou semi-publiques) nationales et internationales, d’innombrables ONG locales et internationales agissent en Tunisie dans le domaine de la migration, pour fournir une aide et un soutien directs aux réfugié.es ou pour faire progresser les droits des réfugié.es dans le pays. Alors que les ONG internationales et les groupes de défense des droits humains comme Amnesty International ou EuroMed Droits se concentrent surtout sur la question des droits humains dans leurs déclarations et interventions publiques, les groupes tunisiens militant pour les droits humains tels que le FTDES tentent de trouver un équilibre entre la défense des droits des réfugié.es et la lutte contre les conséquences pour la Tunisie de la politique européenne d’externalisation des frontières.

En Tunisie, le HCR et l’OIM coopèrent non seulement avec le Croissant rouge et le CTR pour fournir une aide directe aux réfugié.es et migrant.es, mais aussi avec un large éventail d’organisations publiques et privées. Cette coopération porte en partie sur des accords de long terme et en partie sur des projets de court terme. Le HCR, par exemple, s’appuie depuis des années sur une coopération étroite avec l’organisation semi-publique IADH (Institut arabe des droits de l’Homme). L’IADH est mandaté par le HCR pour fournir des avocat.es aux personnes en besoin de conseils juridiques en raison de procédures judiciaires en Tunisie. Alors que l’IADH, créé en 1989, se présente comme une organisation indépendante, il est de facto étroitement lié aux autorités tunisiennes et aux organismes de la société civile contrôlés par l’Etat. On retrouve aussi dans ses organes de contrôle des représentants de plusieurs agences de l’ONU comme le HCR ou le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) – ce qui remet sérieusement en question sa prétendue indépendance.

Terre d’Asile Tunisie, une branche locale de France Terre d’Asile, est présente en Tunisie depuis 2012 et coopère, entre autres, avec le HCR, le CTR et des organisations d’étudiant.es sur des projets financés par l’UE. Terre d’Asile Tunisie gère la « Maison du droit et des migrations », un centre d’événements et de conférences dans le nord de Tunis qui propose des conseils et des soins médicaux de base aux migrant.es et finance des logements d’urgence et des logements temporaires aux réfugié.es (mais huit places seulement étaient proposées en décembre 2019). Comme la plupart des organisations européennes opérant en Tunisie, Terre d’Asile Tunisie est structurellement dépendante de financements européens et liée étroitement au HCR et à ses organisations partenaires.

Le Conseil danois pour les réfugiés (DRC, Danish Refugee Council), constitue également un acteur international important dans le secteur de l’aide d’urgence. Principalement actif à Médenine, il propose un soutien à toute personne, quel que soit son statut, ne relevant pas du mandat du HCR ou de l’OIM. Jusqu’à fin 2019, le DRC distribuait notamment des bons alimentaires, des produits non-alimentaires et proposait d’autres services de soutien aux personnes dans le besoin ; mais il a arrêté le programme début 2020 en raison d’un manque de financement.

L’ONG Enfants de la Lune est aussi active en Tunisie ; elle propose une aide aux mineurs, des services de conseil et des soins médicaux aux personnes dans le besoin. Il s’agit d’une des rares ONG sur le terrain qui tente systématiquement de garder ses portes ouvertes à ceux et celles qui ont besoin d’une aide urgente, et ce quel que soit leur statut par rapport aux agences de l’ONU telles que le HCR ou l’OIM. L’ONG a joué un rôle moteur dans la mise en place d’une plateforme locale de coordination et de coopération (Coalition des Associations Humanitaires de Médenine), qui comprend aujourd’hui un total de 9 ONG et agences semi-publiques. Les Enfants de la Lune travaille en étroite coopération avec le DRC et d’autres organisations internationales ; l’ONG a reçu des financements pour ses projets de la part du PNUD, de la DDC suisse, de l’Institut français et la GIZ, qui a pris en charge les frais de climatisation du centre géré par l’ONG à Médenine ainsi que d’un minibus.

A qui profitent ces politiques ?

Les principaux bénéficiaires directs de la politique d’externalisation des frontières de l’UE en Tunisie sont les entreprises qui fournissent des équipements et technologies de surveillance à la Tunisie. Parmi elles, on trouve l’entreprise italienne Cantiere Navale Vittoria, qui fournit des patrouilleurs, l’entreprise allemande Hensoldt, qui est spécialisée dans la production de dispositifs optroniques, et l’entreprise française MORPHO, qui produit des logiciels pour les scanners d’empreintes digitales. Dans les bénéficiaires de ces politiques, on trouve également les organisations qui mettent en œuvre des projets, des programmes de formation et d’autres activités en Tunisie dans le domaine du développement et de la coopération, de la gestion des migrations ou du contrôle des frontières, et qui emploient aujourd’hui toute une armée d’employé.es en Tunisie. Outre les organisations d’aide au développement allemandes et française (comme AFD, Expertise France ou la GIZ), il s’agit aussi d’ONG privées et d’agences de conseil comme l’ICMPD, de nombreuses agences de l’ONU (HCR, OIM, UNODC etc.) mais aussi d’autorités publiques tunisiennes qui ont massivement embauché des nouveaux personnels et élargi leur champ d’action grâce à des projets financés par l’UE dans les domaines de la gestion des frontières et du contrôle des migrations.

L’UE et ses Etats-membres bénéficient directement de l’intégration croissante de la Tunisie au sein du régime européen des frontières, non seulement en termes de politique migratoire mais aussi en termes de sécurité et de commerce. Le contrôle accru des frontières terrestres tunisiennes permet de facto de les maintenir de plus en plus hermétiquement fermées – une évolution qui a aussi des conséquences significatives pour les échanges irréguliers et informels entre la Tunisie et l’Algérie et la Libye voisines. L’UE lie directement la coopération migratoire avec la Tunisie à l’aide économique, tout en exerçant une énorme pression sur les autorités tunisiennes pour qu’elles adoptent l’accord de libre-échange ALECA. La signature et la ratification de l’ALECA sous sa forme actuelle compromettrait fortement les tentatives mises en œuvre par la Tunisie et ses voisins pour renforcer l’intégration économique régionale, réduire leur dépendance par rapport aux importations de l’UE et leur accès au marché européen.

Qui est perdant.e et pourquoi ?

Parmi les perdant.es de la politique européenne d’externalisation des frontières : les migrant.es et la société tunisienne dans son ensemble. Des migrant.es sont régulièrement expulsé.es en Algérie par les autorités tunisiennes et, inversement, les forces de sécurité algériennes renvoient fréquemment et arbitrairement des personnes de l’autre côté de la frontière. Ce jeu de ping-pong avec les migrant.es n’a pas lieu uniquement autour de la frontière Tunisie-Algérie ; il est pratiqué de manière systématique par de nombreux autres pays de la région. Les migrant.es sont ainsi pris.es en otages par les politiques européennes et internationales en matière de migration et de sécurité, tandis que des pays comme l’Algérie ou la Tunisie ont tendance à prendre exemple sur ces politiques et à développer leurs propres arguments pour justifier leurs politiques d’immigration restrictives. Avec sa politique d’externalisation des frontières, l’UE a mis en route un cycle dévastateur – et dont on est loin de voir la fin – pour des centaines de milliers de personnes. Le droit international des réfugié.es est en outre menacé par la militarisation des politiques européennes d’externalisation, la délégitimisation de la fuite et de la migration et l’externalisation des procédures d’asile à des pays tiers qui ne sont pas considérés comme sûrs.

Dans le même temps, la population tunisienne dans son ensemble est en quelque sorte mise en détention collective par le régime de visa de plus en plus restrictif imposé par les gouvernements de l’UE. Les procédures de demande de visa de plus en plus complexes et coûteuses dans les ambassades européennes provoquent une frustration croissante parmi les Tunisien.nes mais font aussi barrage aux échanges économiques, politiques, sociaux et culturels plus que jamais nécessaires entre le Nord et le Sud.

Les communautés proches des frontières avec l’Algérie et la Libye ainsi que toute l’industrie tunisienne de la pêche sont elles aussi fortement et directement touchées par la politique européenne de contrôle des frontières. Cela fait plusieurs décennies que des communautés vivant à proximité des frontières avec l’Algérie et la Libye sont dépendantes du commerce informel avec les pays voisins (en particulier l’importation de produits pétroliers). La militarisation des frontières terrestres de la Tunisie, dont l’objectif est aussi d’empêcher le trafic d’armes, de drogues et d’êtres humains, prive ces communautés de leurs moyens de subsistance. Ces dernières années, de violents affrontements ont éclaté à plusieurs reprises – à Ben Guerdane et Dehiba par exemple – entre les forces de sécurité et les personnes dépendantes du commerce informel, les sources de revenus de ces dernières ayant fortement diminué en raison du régime frontalier plus restrictif dans la région. Bien que le gouvernement tunisien ait promis à plusieurs reprises d’investir dans les régions touchées pour créer des opportunités d’emploi alternatives, seules quelques actions mineures ont pour l’instant été prises sur le terrain.

Le secteur tunisien de la pêche est également touché par la politique européenne d’externalisation et souffre depuis des années des restrictions de plus en plus importantes imposées à l’accès à certaines zones de pêche. Les pêcheurs et pêcheuses tunisien.nes sont privés de facto des zones de pêche les plus productives et les plus précieuses de la Méditerranée, à cause de la réallocation des zones de pêche maritime mais aussi à cause des activités des garde-côtes libyens. Ils et elles souffrent depuis des années de la baisse drastique des rendements, qui menace en particulier les familles disposant de chalutiers de petite et moyenne taille et prive ainsi des milliers de familles vivant sur les côtes tunisiennes de leur moyens de subsistance.

Comment s’organise la résistance ?

Malgré l’existence d’organisations issues de la société civiles comme le FTDES et bien que des ONG gérées par des immigrant.es ou des activistes tunisien.nes se mobilisent contre les tentatives de l’UE de faire de la Tunisie un avant-poste de son régime de frontières et de l’impliquer plus étroitement dans sa politique d’externalisation des frontières, leur travail et leurs actions de relations publiques n’ont pour l’instant qu’un impact limité. Les protestations et l’opposition à l’ALECA (qui peuvent difficilement être ignorées) ont cependant montré comment la société civile pouvait construire un front uni et large contre un projet néocolonial européen à travers des actions pertinentes de sensibilisation, des conférences et des manifestations. L’ALECA, sous sa forme actuelle, est rejetée par les ONG, les activistes et les partis d’opposition mais aussi par la confédération syndicale UGTT et certaines parties de l’appareil d’Etat. Même les forces politiques et les associations d’entreprises plus favorables à l’UE, comme l’UTICA (Union Tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat), ont pris publiquement position contre l’accord.

Le gouvernement tunisien et l’appareil d’Etat adoptent une position ambivalente et parfois incohérente sur les questions de politique migratoire. D’une part, la Tunisie tente de garder ses options ouvertes et de résister aux tentatives trop évidemment néocoloniales de faire du pays un avant-poste frontalier de l’UE. D’autre part, la classe politique tunisienne coopère largement avec l’UE depuis la fin des années 1990 sur l’externalisation et le contrôle des frontières, et utilise fréquemment cette question comme argument ou monnaie d’échange dans les négociations avec l’UE. En raison de sa dépendance politique et économique structurelle vis-à-vis de l’UE, la Tunisie n’a d’autre choix que de coopérer, au moins en partie, ce qui la rend vulnérable aux tentatives de chantage dans les domaines politique et surtout économique – à cause des insuffisances et dysfonctionnements de la coopération économique régionale. Dans le même temps, les autorités tunisiennes mènent la même politique d’immigration que l’UE, cherchant à limiter la présence de migrant.es sur le territoire tunisien à travers des pratiques de renvoi et d’expulsion et maintenant les migrant.es dans une impasse juridique en refusant d’adopter une législation claire sur l’asile et de réformer celle sur le travail.

Sources et références citées

- Accord de sécurité Allemagne-Tunisie, adopté par le Parlement allemande en 2017

- Accord d’association UE-Tunisie adopté en 1995, entré en vigueur en 1998

- Analyse de la coopération sécuritaire Allemagne-Egypte, Fondation Rosa-Luxemburg (RLS)

- Extraits des réponses aux enquêtes parlementaires relatives à l’externalisation des frontières de l’UE

- Accord de libre-échange entre l’UE et la Tunisie

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